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Le Monde
08/03/01



 en savoir plus sur COMMENT JE ME SUIS DISPUTE... (MA VIE SEXUELLE)
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 en savoir plus sur DESPLECHIN, Arnaud Comment je me suis disputé... (ma vie sexuelle) / Esther Kahn
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Quelques questions adressées à un film raisonneur
Jean-Michel Frodon

Cette expérience de vie et de cinéma prend la forme d'une comédie qui suit la complexité de l'existence

Le deuxième long métrage d’Arnaud Desplechin, après La Sentinelle en 1992 (et le tout aussi mémorable moyen métrage La Vie des morts qui, dès 1991, signalait l’un des cinéastes français les plus importants de cette fin de siècle) est un film qui pose des questions. C’est même une véritable machine à (s’)interroger – machine du genre Tinguely révisé Ariane-5 plutôt que Manufacture des armes et cycles. Ce n’est pas si courant.
Au film de Desplechin, film "raisonneur" comme on le reproche à certains enfants, film questionneur, il est légitime de poser en retour d’autres questions. Par exemple : "Monsieur le film (ce film-là est indubitablement masculin, ce qui ne signifie pas qu’il ne fasse pas grande et belle place aux femmes), qu’est-ce que c’est que ce titre à la construction incertaine et alambiquée ? –Mon titre, pourrait répondre l’interpellé, a au moins le mérite de me ressembler." C’est peu dire que le récit de Comment je me suis disputé… (ma vie sexuelle) n’est pas linéaire. S’il accompagne les tribulations sentimentales d’un jeune professeur de philosophie, Paul, c’est par des chemins en forme de bifurcations, de lignes brisées et de courbes.
Rien de hasardeux dans ce déroulement à première vue erratique, mais au contraire une vérité des comportements et des relations qui prend joyeusement en charge la complexité de l’existence. En toute légèreté de jeu, il y a du savant chez Desplechin, dans sa façon d’expérimenter ce que peut bien signifier être au monde, quand on ne sait pas trop ni qui on est ni ce qu’est ce monde auquel on est supposé appartenir.
D’où la deuxième question : qui est-ce "je" du titre ? C’est Arnaud Desplechin, certes, puisque sous les arabesques, et à travers la présence singulière de chaque protagoniste, il ne fait jamais de doute qu’un esprit curieux et rigoureux a présidé à ces télescopages de hasards et de nécessités, de crises, d’intrigues et de blagues, d’anecdotes montrées ou contées et de monologues (le scénario du film est publié dans la collection "Scénars" éditée par Arte, 250 pages, 49F). Au cours de la réalisation, cet esprit s’est mis en retrait pour laisser le plus d’espace possible à "ce qu’il en advient" - des corps, des voix, de l’énergie rigolote ou émouvante. Il reste le regard. Une permanente et singulière intelligence de la distance, de la limite, de l’intensité de vision.
RAPPORTS SENTIMENTAUX CRUS
"Je", c’est Paul, aussi. Paul est moins le "représentant" de Desplechin à l’écran que son envoyé dans la fiction et ses péripéties. C’est-à-dire qu’il ne s’agit ni de psychologie ni d’autoanalyse, mais d’action. Comme un soldat envoyé en mission, Paul est doté d’une arme (le charme réactif et attachant de son interprète, l’étonnant Mathieu Amalric), de munitions (les mots), d’alliés, de cibles, de défauts à sa cuirasse. Ce n’est pas tant qu’il mène le récit, comme dans un roman classique, c’est plutôt qu’il conquiert à chaque plan sa place et sa posture, toujours critiques, criticables et critiquées. Partie prenante de la mise en scène, les dialogues foisonnants et la voix-off ne remplacent ni n’expliquent les actes, mais leur ouvre le plus grand espace possible. Comment je me suis disputé… est un grand film intimiste d’action.
Paul se démène, se dispute, séduit, donne et reçoit. Il gagne ou perd face à Esther qu’il aime mais avec qui il ne veut plus vivre, face à Nathan son ami qu’il aime et admire et trompe, face à Sylvia l’amie de son ami qu’il aime et redoute, face à Valérie la femme de son copain dont il aime qu’elle surenchérisse toujours sur lui, face à Bob son cousin qu’il aime de lui ressembler mais pas tout à fait, face à Rabier son ennemi qu’il aime. Encore des questions au film : qu’est-ce que c’est que cette parenthèse aguicheuse : (ma vie sexuelle) ? – Euh… - On voit plein de scènes de sexe ? – Pas vraiment… Mais on voit drôlement bien des corps, et ce qui se passe entre eux (même tout habillés). On voit aussi avec une grande crudité – celle qu’on attribue d’ordinaire aux rapports sexuels – les rapports sentimentaux.
Admettons. Mais pourquoi ce générique long comme le bras ? C’est qu’il y a du monde, sur l’écran. Comment je me suis disputé… n’est pas un film choral, où tout le monde possède un statut égal, mais un film collectif, où chacun fraie et impose sa place, mais à l’intérieur du dispositif du film. Forcément, la place est différente pour chacun. Mais le film montre bien qu’on aurait pu prendre l’affaire par un autre côté, en se centrant sur un autre protagoniste. Tous portent avec eux un passé, un avenir, leur lot de questions. Parfois le film s’entrebaille, en particulier du côté des filles – notamment deux monologues d’Emmanuelle Devos, parmi ce qu’on a vu de plus beau récemment sur un écran. C’est aussi parce que tous ces acteurs, absolument tous, sont formidables, ensemble et un par un.
"Tout de même, film, pourquoi dures-tu près de trois heures ? – Parce que, répondrait-il sans doute, il faut longtemps pour composer cet assemblage, plus proche du feuilleton picaresque que de la nouvelle." Il faut la durée pour voir le retour du même à chaque fois un peu différent, pour vérifier les hypothèses sans assécher le matériau. Il faut ces multiples essais de combinaisons pour voir un peu ce qui fait que chacun est un autre, sans être un étranger ou un ennemi. Parce que les questions durent plus longtemps que les réponses.


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