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LE MONDE
06/01/04



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LEO EN JOUANT DANS LA COMPAGNIE DES HOMMES
Jacques Mandelbaum

LE FESTIN CANNIBALE D'ARNAUD DESPLECHIN

LA SCENE se déroule lors d'un vendredi pluvieux du mois de novembre, dans un hôtel particulier de l'avenue Foch à Paris. Un espace comme le commun des mortels ne l'imagine même pas, immense paquebot tapissé de
boiseries et de dorures, dans les méandres duquel s'estompent les bruits de la ville. La somptueuse mélancolie qui s'en dégage, le sentiment de désolation et de richesse mêlées que distille cette arrière cour du pouvoir conviennent à l'atmosphère du nouveau film d'Arnaud desplechin, "En jouant dans la compagnie des hommes", adapté de "La compagnie des hommes", du dramaturge anglais Edward Bond. Les cheveux ébouriffés, en pantalon froissé et baskets, le cinéaste vient de terminer une prise, dans la cuisine, avec Laszo Szabo. il sort comme une flèche de la pièce, parcourt à marche forcée les couloirs de la demeure, et lâche, sur un ton sinistre "ça pue la mort ici".
On en saura pas beaucoup plus sur ce film autour duquel l'auteur, comme à son habitude, laisse planer le mystère, masquant derrière le rideau défensif d'une constante inquiétude et d'une profusion d'hypothèses plus brillantes les unes que les autres la nature de ses intentions. A quelques pas de là, l'après-midi de ce même jour, une scène d'extérieur est tournée devant la façade d'un autre hôtel particulier du 16ème arrondissement, à laquelle le cinéaste imprime une tension continue, electrique, attentif au moindre détail.
Auteur, depuis 1991, d'une des oeuvres les plus éblouissantes du cinéma français, Arnaud Desplechin a entrepris le tournage de ce film après que le montage financier de "Rois & reine", un autre projet, eu été retardé par les avanies de Canal +. EN JOUANT DANS LA COMPAGNIE DES HOMMES a été coproduit pour un budget d'un peu moins de deux millions d'euros par Pascal Caucheteux (Why Not productions) qui accompagne le cinéaste depuis ses débuts, l'unité fiction d'Arte et la société de production Capa Drama. Actuellement en montage, le film devrait être, dans le courant de l'année 2003, à la fois diffusé sur Arte, puis distribué en salles.
Le choix d'Edward Bond n'est pas anodin. Il traduit d'abord, après le portrait d'une jeune actrice de théâtre dans le Londres du début du siècle (ESTHER KAHN), la double altérité (celle du théâtre et celle de la culture anglaise) à laquelle Arnaud Desplechin semble vouloir désormais confronter son cinéma. Il témoigne ensuite des affinités qui rapprochent ces deux artistes, de générations et de natiuonalité différentes. Né en 1934 aux environs de Londres, Edward Bond est en effet l'auteur d'une oeuvre qui se mesure, sur les plans esthétiques et politiques, au mal, cette vieille question d'une éternelle actualité, qui aura trouvé dans le XXème siècle sa formule la plus extrême. La folie du pouvoir, l'exploitation de l'homme par l'homme, l'inclination humaine au crime et à l'injustice, le désastre des camps, voilà quelques thèmes qui traversent, avec une acuité rare dans le répertoire comtemporain, ce théâtre de la cruauté, et se trouvent déclinés dans LA COMPAGNIE DES HOMMES(1992) sous la forme particulière d'une lutte pour la captation d'un héritage dans les milieux de la finance et de l'industrie de l'armement en angleterre. En un mot: une tragédie antique dans le monde des OPA.

Hanté par le fantôme du Hamlet de Shakespeare, cette pièce - qui pose tout à la fois le problème de la filliation , du pouvoir et du rôle de l'art face à la barbarie - a trouvé en Arnaud Desplechin, dont l'oeuvre ne témoigne pas moins d'une volonté d'intelligence du monde par l'art, un témoin privilégié. Cette pièce, de surcroit, met en scène une problématique qui est au coeur de la conscience cinéphilique d'Arnaud Desplechin, dont le cinéma ne cesse d'éprouver la filiation - partant, la légitimité et la trahison - qui le rattache aux oeuvre de ses grands predecesseurs depuis la nouvelle vague jusqu'à Claude Lanzmann, en passant par le cinéma de genre américain.
Aussi bien ce travail d'adaptation - une fois admises l'incapacité de son auteur à en parler posément aujourd'hui
ainsi que sa propention à privilégier l'alchimie de l'action plutôt que les intentions du scénario ("Je ne sais pas ce que je tourne", "On verra bien", "On est dedans" ...) - semble t-il devoir embrasser tout cela sous la forme d'un
work in progress dont les principales reminiscences seraient le "Looking for Richard" d'Al Pacino pour sa manière de filmer le théâtre, le thriller américain de série B comme genre de référence à travers le prisme de la nouvelle vague, la "Régle du jeu" de Jean Renoir comme boussole esthetico-politique, et, tant qu'on y est, le théâtre de Shakespeare et la lutte fratricide de Jacob et Esaü en guise de toile de fond.
Et débrouillez-vous avec celà, qui semblerait fait pour impressioner le chalant si l'enjeu esthétique, redoublant celui de l'histoire, ne consistait précisément à organiser la rencontre frauduleuse de la haute culture et de l'art populaire.
L'écheveau n'en demeure pas moins d'une réelle complexité, puisque Arnaud Desplechin compte apparement tricoter la trame de LA COMPAGNIE DES HOMMES avec celle de Hamlet, et qu'il a décomposé son tournage en trois strates successives, correspondant a trois supports differents, censés se chevaucher au montage: les essais filmés avec les acteurs en caméra DV, la pièce lue dans sa continuité en vidéo haute définition, le tournage en situation en 35 mm. Avec Stéphane Fontaine à la direction de la photo, Sami Bouajila, Jean-Paul Roussillon, Laszo Szabo, Hyppolite Girardot, Bakary Sangare et Anna Mouglalis au casting, le film s'est tourné du mois d'avril au mois de décembre 2002 entre, nottament, l'hôtel de l'avenue Foch, le Cercle national des armées, sis place St Augustin, une maison bourgeoise située à la campagne et dans les entrailes du sous-marin nucléaire L'inflexible, à Cherbourg.
Dans la note d'intention qu'il a rédigé au sujet de cette adaptation, Arnaud Desplechin écrit: "je voudrais souligner cette obsession à l'oeuvre dans LA COMPAGNIE DES HOMMES; la peur de l'anthropophagie. participer à la vie des hommes; c'est entrer dans le jeu sale du qui mange qui. Alors, comment entrer dans la circulation du pouvoir, de l'argent, des mots mêmes, sans se mêler à un festin cannibale ?" Au vu des rushes tournés caméra à l'épaule avec les comédiens en répétition, c'est bien cette impression de circulation incessante qui se dégage de la préparation du film, permettant d'entrevoir, dans le flux tendu de son énergie, des intuitions et des beautés fulgurantes. Pas plus qu'Arnaud Desplechin, on ne sait ce qu'il en sortira, ce qui est peut-être la meilleure manière de s'abandonner à la grâce.

JACQUES MANDELBAUM.





































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