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Télérama
18/04/01



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A cran
Isabelle Danel

Un aéroport la nuit, un ex-rugbyman, une bourgeoise déprimée et un bon casting: le premier long de Solange Martin est limpide.


Une femme dans un taxi, un sourire aux lèvres. En off, on entend la scène qui a précédé : elle vient d'embrasser ses enfants en leur disant d'être sage pendant qu'elle va chercher leur père. A l'aéroport, pas de mari. Elle appelle son hôtel :"Monsieur et Madame viennent de sortir." La femme blémit, raccroche. Elle titube un peu, va s'asseoir, aspire l'air à grandes goulées, comme quelqu'un qui se noie. Après avoir rappelé l'hôtel, elle avise un jeune homme. "Vous voudriez prendre un verre avec moi?", dit-elle. Et l'on sent qu'elle est la première étonnée de sa propre audace.
Le temps d'une nuit, on va suivre cette femme qui ne sait pas où se jeter et cet homme qui est là, comme un garde fou. Solange Martin, pour son premier long métrage, s'intéresse à l'appel du vide qui suit la douleur. Ce moment où le sol s'ouvre devant vous : on vacille, on va tomber, c'est sûr. On pourrait se retenir, lutter contre, mais la tentation est si forte : se laisser glisser et se repaître de souffrance...
Dès qu'ils ont quitté l'aéroport, la femme et l'homme se sont embrassés. Ce n'est que plus tard qu'ils ont échangé une poignée de main et leurs noms : Clara... Robert. En évacuant le baiser dans les dix premières minutes, Solange Martin évacue le suspense de la séduction et peut ainsi se consacrer à l'essentiel :A cran ne parle que de sentiments.
La réalisatrice évite de s'appesantir sur les dialogues pour se concentrer sur le langage des corps dans l'espace. Clara et Robert jouent comme deux enfants, font des glissades, se prennent la main pour courir soudain et dévaler un escalier, s'empoignent, se séparent et se reprennent encore. Le mouvement de leurs corps, c'est le mouvement de leurs âmes. On y lit tout : l'espoir, le découragement, le besoin de se tenir chaud, et le désir, bien sûr...
Tout au long de leur errance, ils croisent d'autres solitudes : la patronne d'un restaurant qui adopte ses clients, les connaît par leur prénom et trimballe toute la beauté du monde; un pompiste africain qui leur offre un thé à la menthe, une rose et un message d'espoir :Demain sera beau; un concierge d'hôtel miteux qui chantonne des airs indiens en regardant sa télévision. Toute une population bigarrée : des travailleurs nocturnes, mais aussi des paumés aux regards vides, des sans-abris affalés sur des bancs...
A cran pourrait n'être qu'un film sur la rencontre improbable d'une bourgeoise déprimée et d'un ex-rugbyman devenu manutentionnaire. mais par la force de sa mise en scène, Solange Martin fait exister chaque moment, chaque silence. Elle capte tout : les hésitations, les changements de ton. Mais ne s'embarrasse ni de scènes d'exposition, ni de scènes de transition. Vers la fin du film, Clara est rentrée chez elle : elle a changé de vêtements et prend le petit déjeuner avec ses enfants. On sonne à la porte. Clara sourit, puis en un quart de seconde se rembrunit. La gouvernante vient la prévenir : "Il y a un monsieur pour vous." Dans la réaction de Clara pourtant fugitive, passe la fluctuation des sentiments : après le plaisir -c'est lui, il est venu-, les questions -que faire de cet homme?
A cran est un film limpide, évident, qui va à l'essentiel. Comme le jeu des acteurs, Clémentine Célarié et Bruno Todeschini, tous deux superbes. Comme la musique de Laurent Petitgrand, qui ne ponctue ni ne souligne, mais, au contraire, s'insinue au milieu d'une scène et disparaît avant son terme. Comme une pensée fugitive. Une fulgurance.



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