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Libération
28/03/01



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 en savoir plus sur DESPLECHIN, Arnaud Comment je me suis disputé... (ma vie sexuelle) / Esther Kahn
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La pièce manquante
Jean Pierre Lalanne

SELECTION OFFICIELLE. Au XIXème siècle, une jeune femme s'épanouit grâce au théâtre. "Esther Kahn", le troisième Desplechin, est une merveille.

S'il y a une chose qu'on ne peut pas reprocher à Arnaud Desplechin, c'est de vivre sur ses acquis. Après le thriller politique paranoïaque (La Sentinelle), l'étude psychologique pour trentenaires flippés (Comment je me suis disputé..., il s'attaque au genre piégé par excellence, le film romanesque en costumes.
La première réussite d'Esther Kahn est de reconstituer un monde avec une implacable précision, sans jamais être lesté par le gros travail de documentation effectué en amont. Cette adaptation d'une nouvelle d'un auteur anglais peu connu, Arthur Symons, nous immerge dans un univers peu familier, celui de la communauté juive londonienne de la fin du XIXème siècle. L'extrême soin apporté aux costumes, aux décors, la magnifique photographie d'Eric Gauthier, nuancier raffiné de tons bruns et profonds, l'authenticité des accents des comédiens, restitue ce monde avec une densité impressionnante. Et pourtant jamais pittoresque, le film se joue ailleurs, abstrait et mental. Son mouvement est celui d'une pensée qui cherche à se stabiliser et tente de se saisir elle-même. Cette identité en friche, c'est celle de son personnage éponyme, Esther Kahn, la stupéfiante Summer Phoenix.

Vacillation intime
Du roman d'initiation classique, le film épouse le trajet. nous suivons Esther de l'enfance à son épanouissement de jeune adulte, par le biais de l'art dramatique. Pourtant, dans sa respiration et malgré 150 imposantes minutes, le récit est très peu romanesque. Il se divise en quatre grands blocs compacts.
D'abord, les années de jeunesse, passées avec ses frères et soeurs dans l'atelier de confection familial. Puis, l'apprentissage théorique de l'art dramatique, aux côtés d'un vieux comédien juif, qui, brechtien précoce, l'encourage à ne pas croire en la réalité des personnages qu'elle interprête. Vient ensuite le temps de l'initiation amoureuse, aux bras d'un critique français de théâtre (Fabrice Desplechin). Et enfin, le moment de la concrétisation, où tous ces temps se replient et se confondent, celui de la représentation d'Hedda Gabler, où Esther doit canaliser ses passions (l'homme qui l'a quittée est dans la salle avec sa nouvelle maîtresse) et résoudre ses conflits sur scène.
Resserré au plus près de ces quelques noeuds dramatiques, le film scrute des petits faits de conscience, des moments de vacillation intime. Quelquechose se déplace dans la tête d'Esther, une porte s'ouvre, une autre claque, pour finalement libérer l'énergie qui la propulse sur scène. Plus que jamais, l'image de l'autopsie d'un crâne, motif central de La Sentinelle, s'impose pour rendre compte de la précision analytique du cinéaste et son hypersensibilité aux secousses psychiques souterraines.

Toile cubiste
Au début du film, les soeurs Kahn rêvassent à leur futur. L'une souhaite que les hommes l'aiment pour sa beauté, l'autre préfèrerait que se soit pour son intelligence, un grand frère qui passe par là envisage de gagner beaucoup d'argent. Esther, elle, ne désire qu'une chose, se venger. Mais de quoi? Probablement du manque d'amour d'une mère atroce de dureté, peut-être d'un secret plus profond encore qui revient la hanter sous forme de rêves. Nul doute en tout cas que la rivale amoureuse qui la met hors d'elle (Emmanuelle Devos), tel le Rabier de Comment je me suis disputé..., n'est qu'un nouveau trompe-l'oeil. Une vie s'enroule autour d'une blessure narcissique, une gerçure affective. Mais le lieu de ce manque reste insituable.
L'omission, la pièce retranchée du puzzle, c'est ce qui structure le film de part en part. La mise en scène, d'une inspiration à couper le souffle, ne travaille d'ailleurs que sur cela: ce qui manque. Les entrées en scène avalées dans les ellipses, les représentations publiques assourdies par la musique (sublime) d'Howard Shore, le premier rapport sexuel brûlé par un fondu au blanc, les fermetures à l'iris qui lentement cernent les figures sont autant de trouées et de béances. Plus les angles d'observation prolifèrent (voix off, images mentales, tiroirs temporels) et plus, comme dans une toile cubiste, la figure d'Esther Kahn se difracte. Et le film, immense, s'enfonce dans les doubles fonds sans fin de l'inconscient, cette nuit cosmique ouverte en chacun de nous.

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