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Rap & Ragga
09/03/01



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Une toile de fond
Philippe Roizès

A une époque où la simple évocation des mots "prolétariat", "révolution", "rouge", "communisme" fait sourire plutôt que d'évoquer le "couteau entre les dents", Jean-François Richet se ré-approprie certaines armes artistiques pour servir son discours. Discussion autour du film Ma 6-T va crack-er, l'étincelle avrec laguelle il aimerait allumer la mèche.

Montrer la décomposition et les fractures sociales représente un enjeu de taille. Cerner une certaine jeunesse également. Tout aussi casse-gueule. C'est pourtant dans cette direction qu'a travaillé Jen-François Richet avec Ma 6-T va crack-er, son second film, entièrement tourné dans les cités de Meaux, en grande banlieue parisienne. La banlieue. Le mot a tellement été galvaudé par les politiciens et les médias ces dernières années que pour ceux qui n'y habitent pas, elle est devenu plus un fantasme qu'une réalité tangible. D'abord, la banlieue n'est pas uniforme. Ensuite, on se tourne vers elle depuis que les problèmes sont visibles ; ils sont pourtant liés à une absence de politique cohérente à son égard depuis des dizaines d'années. Le processus de décomposition sociale ne date pas d'hier : l'abandon des quartiers construits sans réelles infrastructures, la politique urbaniste, la désertion des partis de gauche, la récupération des associations, le déchirement du tissu social, le chômage... tout cela y a participé. Déjà, en leur temps, Céline décrivait une banlieue morose, Jacques Tati critiquait l'urbanisme et on riait des banlieusards en route pour le boulot dans Elle court, elle court la banlieue.  
"Dans les cités, il y a de tout, des femmes au foyer, des ouvriers, des infirmières, entame Jean-François Richet. Je ne voulais pas faire un film sur la banlieue, mais sur les mecs qui traînent en bas des tours. Ils sont en groupe. Il fallait donc sortir du concept du héros hollywoodien qu'on suit d'un bout à l'autre du film et auquel on s'identifie."

GENERATIONS SACRIFIEES
On suit donc tout au long du film les journées de galère et d'immobilisme, soulignés par de longs plans fixes, de deux groupes de jeunes.
"Il y a toujours une raison pour bouger la caméra, pour exacerber un sentiment ou une impression. Parfois, c'est en ne bougeant pas qu'on y arrive le mieux."
Le premier groupe est composé de jeunes de 25 ans et le second de jeunes de 16 ans, chacun avec sa réalité, ses préoccupations, ses problèmes et dans un même environnement. Des personnages qui sonnent juste, que le film n'a pas cherché à embellir ni a diaboliser... pas un fantasme né de la bonne conscience des classes moyennes qui les feraient parler mieux qu'ils ne le savent. Il n'est pas rare que les dialogues se chevauchent et qu'on ne saisisse pas tous les mots comme dans la vie.
"On parle de profondeur de champ pour une image. La mise au point s'arrête sur un personnage au milieu d'autres. Il faut aussi parler de profondeur en son. Il n'est pas utile de tout saisir. Les personnages ont du mal à s'exprimer mais ils savent bien ce qu'ils ont vécu ensemble. Les dialogues étaient écrits mais chacun se les ré-appropriait et pouvait changer des mots. Les rôles ont été écrits en fonction de la personnalité des acteurs qui eux-mêmes ont amené de leur propre expérience."
Les événements du quotidien des acteurs, pour la plupart non professionnels, ont d'ailleurs largement débordé sur le film, comme une sorte de fiction/documentaire.
"J'ai commencé le film en mai 95 et je l'ai fini en 97. Il fallait trouver une cohérence malgré les interruptions de tournage. On a eu quelques problèmes et je m'y attendais : des gens de l'équipe technique ont été malmenés. il a fallu attendre un acteur qui a fait plus d'un an de prison. Il y a eu quelques rivalités, une mini émeute s'est déclenchée pendant le tournage d'une scène."
Richet n'est pas un idéaliste, il n'a pas une vision humaniste des cités. Il a pris en compte une situation réelle pour son sujet et pour le tournage. D'ailleurs, pour l'écriture du scénario, il a travaillé avec son cousin, le rappeur Arco, l'un des personnages principaux du film, 18 ans aujourd'hui.
"Ça me semblait plus approprié de travailler ainsi pour être le plus juste possible, coller le mieux à la réalité de deux générations. Aujourd'hui, a 16 ans, ils savent déjà qu'ils ont leur avenir derrière eux. A mon époque, on ne pensait pas à ça, on croyait qu'on trouverait forcément un moyen de se démerder. Du coup, ils sont plus violents et arrogants que nous ne l'étions."

VIOLENCES ET DIALOGUES
Les différentes scènes du film montrent donc alternativement les deux groupes évoluant dans un univers gris, un développement urbaniste sans cohérence, la laideur en façade. Les uns vont à l'école,  s'en font virer, les autres au chômage, tiennent les murs en bas de la cité, taquinent les filles qui passent. On en voit d'ailleurs assez peu dans le film.
"Une fille n'a pas sa place en bas des bâtiments. On en voit peu parce ce que c'est comme ça dans la vie."
Même chose pour les parents dont l'absence est très palpable, une manière de représenter leur démission.
"Il y a des déchirures famillales qui sont directement provoquées par l'absence de travail. Pour les parents, ce n'est pas toujours évident de soutenir leurs enfants en échec scolaire."
Le film débute sur une image de violence, un gamin sévèrement latté par d'autres dans l'enceinte même d'un établissement scolaire. A la suite de cet incident, les trois potes qu'on suivra au fil des scènes sont convoqués par la directrice, qu'on devine à bout de nerfs, dépourvue de moyens. Les gamins s'en moquent. La séquence est filmée en champ-contrechamp : on ne voit jamais les jeunes et a directrice sur la même image pour souligner l'absence de dialogue.
"Dans les écoles, il n y a plus d'aurorité. On ne peut plus se comprendre. D'ailleurs, la directrice leur dit tout le temps de se taire alors qu'ils n'ouvrent jamais la bouche. Et puis, elle a appelé les flics qui viennent dens l'enceinte de l'école pour arrêter des jeunes. Après ça, il ne peut plus y avoir de dialogue. Il y a plein de profs qui sont de bonne volonté mais que peuvent-ils faire face à la machine ? Ce n'est pas eux qui vont donner a bouffer aux familles touchées par le chômage. Dans ce système, tout le monde est aliéné. Même la bourgeoisie. On n'a pas souvent le choix de faire ce qu'on fait. Le système scolaire attache plus d'importance à la production des notes qu'au soutien des retardataires. Ce n'est pas normal qu'on classe des enfants. Chacun devrait apprendre à son rythme."

FAUSSES BALLES ET VRAIE TENSION
Voilà comment l'école, au lieu de demeurer un lieu d'apprentissage du savoir, a adopté, par souci de rentabilité, l'esprit de compétition et d'entreprise. On se souvient, il n'y a pas si longtemps, des projets gouvernementaux de désengagement de l'Etat en matière d'éducation et de la reprise des universités par les entreprises privées. Tandis que les plus jeunes se font tirer les oreilles à l'école et règlent leurs comptes dans la rue en utilisant les coups, les séniors font de même pour une histoire d'arnaque. La tension monte : chez les "grands", on n'hésite pas à sortir les armes.
"Bien-sûr qu'il y a des armes dans les cités ! D'abord, tu peux très bien y vivre et ne pas les voir. Ensuite. il ne faut pas confondre les grenailles, les flingues d'alarme et les balles réelles. Il est rare de trouver de vraies armes. Les reportages télé qui en montrent, ce sont des mensonges créés de toutes pièces. La plupart des mecs ne sont pas prêts à gâcher leur vie pour tuer quelqu un. Quand il y a des morts dans une bagarre, au départ il n'y a pas l'intention de tuer. Mais une fois que tu es dans l'action, c'est très difficile d'avoir du recul. Dans le film, le père qui essaye de raisonner les jeunes sait que ça ne sert à rien mais il se sent obligé de le faire. L'expérience des grands ne profite pas aux petits. C'est ta propre vie qui te fait apprendre."
Mais quand Richet filme une fusillade qui éclate entre deux groupes de jeunes, il n'utilise pas les effets de style et les grands mouvements de caméra du cinéma d'action américain. Il organise une mise en scène la plus sobre possible, quasi statique, afin de ne pas magnifier la violence. Sauf à un moment, où un des tireurs, brandit un flingue dans chaque main, comme dans les westerns ou Chow Yun Fat dans les films de John Woo. Lorsqu'un gamin se fait tuer par un flic après avoir saccagé une voiture, de rage de s'être fait jeter d'une soirée, l'étincelle déclenche une émeute dans laquelle converge toutes les haines et les frustrations des jeunes du quartier.
"Aussi bizarre que ça puisse paraître, ce n'est pas jouissif de filmer des émeutes. Ça représente avant tout du travail. Mais ce qu'il y a de plus dur à mettre en scène, ce n'est pas la violence, c'est la tension qui monte tout au long du film."
On pense à Do the right thing de Spike Lee pour l'unité de temps et de lieu, la montée progressive, la bavure policière et l'engrenage final. Mais il y a chez Spike lee comme chez Mathieu Kassovitz une stylisation et une théâtralisation étrangères au travail de Richet.
"Mathieu est quelqu'un de très sincère. Mais ça ne suffit pas. La Haine c'est de la science-fiction. Par contre, je trouve qu'Assassin(s) est un film exceptionnel sur la solitude."
L'émeute et l'affrontement massif avec les C.R.S., contrairement au reste du film, sont montés de façon très dynamique, montrant l'accélération et la violence des événements. Le tout sur fond d'instrumentaux hip-hop, amers et mélancoliques, orchestrés par les producteurs White et Spirit et une apparition clipesque des 2 Bal aux cotés de Mystic pour un appel à l'insurrection. Le hip-hop est présent tout au long du film sans l'étouffer ni tomber dans le film mode. Il est là pour servir le film et non le contraire.
L'émeute finale de Ma 6-T va crack-er permet de comprendre ce qui réunit les deux genérations de jeunes de cité présentées. Chez les 25 ans comme chez les 16 ans, on s'emmerde, on s'embrouille, on choure et on a bien conscience d'être les exclus de la société, de s'être fait baiser.
"Il y a une conscience politique chez les jeunes des banlieues mais elle n'est pas structurée. Mais les choses changent. Il y a eu plusieurs étapes. La première a été de se plaindre, la seconde de quémander a l'Etat, et la troisième est de prendre conscience qu'il ne donnera rien et qu'il faudra prendre. C'est la première étape de la libération."
Richet n'entend pas faire des films gratuits mais au contraire y montrer son point de vue.
"La provocation ? Je n'ai vraiment pas que ça à foutre ! Mon but n'est pas de choquer mais d'être compris."
La compréhension passe donc par le réel et non pas une abstraction et aussi par l'utilisation de symboles dans le générique du film. Virginie Ledoyen, en incrustation sur des images d'émeutes du monde entier, lève le poing serré, arme un fusil et brandit le drapeau rouge. Elle finit néanmoins par se suicider.
"Parce que ce n'est pas demain la veille que la Révolution va arriver. On ne possède pas encore les cartes de notre avenir. Mais elle porte tout l'espoir du monde dans ses bras avec une petite fille métisse."

CINEMA PROLETARIEN 
Une mise en scène qui rappelle celle de La chinoise (1967) de Godard que peu de cinéastes oseraient faire aujourd'hui, le marxisme ayant été relégué officiellement au rang de ringardise. Déjà, dans son premier film, Etat des lieux, Richet et son coauteur Patrick Dell'Isola, ouvraient leur film sur une longue séquence en usine et se prenaient la tête sur la portée politique néfaste d'un film avec Eddie Murphy, comme aux plus belles heures du cinéma militant des années 70.
"Oui, je fais du cinéma prolétarien, je suis pour la Révolution et je sais le prix qu'elle coûte, en violence par exemple. Comme disait Engels, la Révolution n'a rien de poétique. Elle fera toujours moins de mort que la paix capitaliste qui décime des milliers de gens par la famine dans les pays du tiers-monde. La droite et la gauche prennent leurs ordres auprès des industriels alors que je suis pour un changement de système économique. Ce sont ceux qui on un pouvoir économique qui changeront les choses, ceux qui produisent et ceux qui gèrent. Les ouvriers mais aussi ceux qui sont derrière les ordinateurs, les secrétaires, les infirmières."
Richet est bien conscient que les émeutes des jeunes des cités ne sont que des flambées ponctuelles, qu'elles ne sont pas suffisantes pour faire changer les choses. Parce que l'Etat n'écoute que lorsqu'il sent l'économie menacée.
"Pour l'instant les travailleurs se font baiser par les syndicats qui ne sont que des tampons sociaux. Mais il y a trois ans, les chefs syndicalistes avaient été reçus par les ouvriers à coups de boulons : lls ne font que diviser les travailleurs. A Air-France, les stewards n'ont pas le droit de faire grève avec les balayeurs. La forme de la grève est très importante. Si les gens font la grève ensemble, toutes corporations réunies, si les grèves se généralisent parce qu'on a tous les mêmes intérêts, si on casse les moyens de production, elle sera efficace. Avec la délocalisation des usines occidentales en Asie, les répercutions des problèmes locaux vont prendre une envergure internationale."
L'internationale ! Elle résonne comme un vieux spectre, un désir de changer le monde, et non pas son petit monde. Un combat resté à ce jour lettre morte, alors qu'au contraire le système capitaliste s'étend quasiment sur toute la surface du globe.
"Plus tu avances dans l'âge, plus tu aspires au confort. Un jour tu en as marre de lutter. La vie finit par te laminer. On ne peut pas se battre toute sa vie contre des moulins à vent. Si le combat social ne suit pas, j'irai faire des films à Hollywood. Parce que tu n'as pas le choix. Galérer et ne pas pouvoir fonder une famille, c'est trop cher payé."

LA CIRE ET LE CELLULOID
En attendant, Richet nourrit quelques projets. Cinématographiques d'abord.
"Il ne faut pas imposer les choses aux gens. Je ne suis pas là pour distribuer des tracts que personne ne lit. Je vais donc faire un film distractif qui s'appellera peut-être Les anges meurent aussi,  avec plus de mouvements de caméra, un film d'action, une histoire d'amour avec tout de même un fond politique. Et ensuite, je tournerai L'avenir est derrière nous,  un film très violent avec Virginie Ledoyen. J'ai également l'intention de produire un film dont le scénario a eté ecrit par Karim Rezeg, un des acteurs de Ma 6T va crack-er."
Il a également des projets musicaux. Pour commencer, la bande originale du film sort sur le label que Richet a créé avec White et Spirit, qui avaient travaillé sur l'album des 2 Bal 2 Neg, Cercle Rouge, (avec Actes Prolétariens, la boîte de production de cinéma créée par Richet, une autre référence ludique aux idéaux communistes). Sur l'album, on retrouve les 2 Bal, les 2 Neg et Arco en duo avec Mystic, IAM, Stomy et Passi du Ministère A.M.E.R., Assassin, K-Reen, X-Men, KRS1 et d'autres encore. Tous ont enregistré specialement pour l'occasion. Trois singles devraient être extraits de l'album. Déjà, Cercle Rouge avait sorti le morceau 11'30 contre les Lois racistes. Devraient suivre les albums de Rootsneg, Mystic, Arco et des Américains. Richet produira lui-même quelques musiques. Du pain sur la planche en attendant la Révolution.

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