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Cahiers du cinéma
09/03/01



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L'amour en fuite
Alain Philippon

Si l'on considère l'itinéraire de Philippe Garrel avec un peu de recul, il semble que périodiquement le cinéaste doive buter sur une impasse esthétique, ou sur une question difficile à résoudre, pour faire repartir son cinéma sur une lancée vive et forte. Il aura ainsi fallu que Garrel, à la fin des années 70, prenne conscience de sa butée sur l'hermétisme et l'art pour l'art, avec les derniers films de ce que l'on peut considérer comme sa première période (Voyage au jardin des morts ou Le Bleu des origines), pour être en mesure de quitter la stratosphère raréfiée où l'on ne pouvait plus guère l'accompagner, pour retrouver le réel, grâce aux vertus de l'autobiographie, et réaliser le magnifique Enfant secret. Il aura fallu aussi qu'en 1985 il réalise Elle a passé tant d'heures sous les sunlights, film-naufrage et film-limite, où Garrel semblait vouloir tout montrer et tout garder (les claps aussi bien que sa propre crise d'appendicite, survenue peu de temps auparavant), pour qu'il prenne conscience de la limite de l'autobiographie lorsqu'elle aboutissait à offrir un coeur intégralement mis à nu.

C'est peut-être pour cela (mais ce n'est que mon hypothèse) que les trois films suivants ont été écrits avec des scénaristes (Jean-François Goyet) et/ou des écrivains (Marc Cholodenko et Muriel Cerf), en même temps que Garrel s'acheminait vers davantage de professionnalisme dans la composition de ses équipes. (Ecrire à deux, ou à trois, ou faire écrire, ne revient pas, ici, à cesser de dire "je", mais enrichit le discours subjectif, qui s'avance peut-étre mieux masqué).
Sans doute enfin a-t-il fallu que Garrel passe par (ou bute sur) une question grave : celle du deuil et de la trahison, sujet de J'entends plus la guitare, semi-réussite à mes yeux, film hanté par un sentiment de culpabilité qui pouvait se traduire par : "Nico est morte, Jean Seberg est morte, Jean Eustache est mort, et moi je suis toujours vivant... donc j'ai trahi." (On ne peut dénier à Pilippe Garrel la sincérité de ce sentiment, mais on n'est pas obligé d'y souscrire).

Sans doute donc fallait-il que Garrel livre, cinématographiquement, un fragment de son travail de deuil pour que nous parvienne aujourd'hui La Naissance de l'amour, film libre et inspiré, le plus beau à mes yeux depuis Liberté la nuit, beaucoup moins entravé et moins doloriste que le précédent. Non que la douleur en soit absente, mais elle se teinte plutôt d'une douce mélancolie.

Adolescent, Garrel filmait des adolescents. Devenu père, il a filmé son fils (Les Baisers de secours). Il parle aujourd'hui de la vie de famille, du couple, de l'amour, du point de vue de l'homme de quarante-cinq ans qu'il est maintenant. Même si ses personnages, et surtout les deux personnages masculins (Marcus/Jean-Pierre Léaud et Paul/Lou Castel), ont atteint l'âge de la maturité, leur éducation sentimentale est toujours en devenir, non terminée et sans doute interminable. Comment trouver l'accord entre actes et discours ? (Paul, père plutôt fugueur, hurle: "Ce qu'il y a de plus important, c'est la famille !"). Peut-on "éduquer" ses sentiments ? (Fanchon/Marie-Paule Laval, la femme de Paul : "Pourquoi est-ce qu'on tourne comme des girouettes ? Les girouettes, on sait ce qui les fait tourner, mais nous ?"). Comment préserver sa propre liberté sans qu'elle aille pour autant contre le désir de l'autre ? (C'est le sens du moment superbe où Paul, qui a passé la nuit chez des amis pour rester auprès d'Ulrika/Johanna Ter Steege, est réveillé à l'aube par un coup de téléphone de son fils, furieux : "Mais moi, j'avais envie de te voir, ce matin !")... Telles sont quelques-unes des questions que pose Garrel, en mettant en scène, pour la première fois de manière aussi frontale, une famille, celle composée par Paul, Fanchon, Pierre, leur fils adolescent, et la petite fille qui vient de naître.

Garrel filme la famille avec un réalisme cru, qui va des problèmes de vaisselle aux changements de couches-culottes, en passant par les rébellions de l'adolescent aux petites tâches quotidiennes (aller se coucher, ranger sa chambre, mettre ses chaussons) que l'on veut lui imposer. Il y a là une horreur parfois légèrement teintée d'humour (mais peut-être n'est-ce là qu'une défense de spectateur), que Paul fuira plus d'une fois, soit pour une nuit, dans la scène que j'évoquais plus haut, soit pour une échappée solitaire à Cadix (un lieu où se retrouvent les gens qui ont envie d'être seuls, ou de sauver leur peau, comme le lui dira une inconnue rencontrée là par hasard). On le verra même, une nuit, en une scène magnifique, courir dans la rue, une valise à la main, littéralement poursuivi par les appels répétés, déchirants, insoutenables, de son fils à la fenêtre. La vie de famille peinte par Garrel n'aurait pas été aussi forte sans la présence de cet adolescent (remarquablement interprété par Max McCarthy), dur jusqu'à l'antipathie, à la voix sèche et comminatoire, carrément interventionniste à l'égard de ses parents, survenant dès qu'éclate une dispute, intimant à son père l'ordre d'aller voir sa mère en larmes, demandant agressivement à son père, un mercredi, ce que fera la famille le samedi, etc. C'est à lui qu'une nuit Paul, en train de changer, excédé, sa petite fille, et de hurler que c'est le rôle des mères, dira brièvement que son propre père a fini par partir...

Car "l'être-père", pour Garrel, ne fait pas oublier "l'être-fils". Garrel remonte d'une génération, et fait longuement parler Marcus et Paul (Marcus surtout), lors de leur voyage nocturne vers l'ltalie, de leurs pères, celui de Marcus, à qui il aurait bien voulu "bourrer la tronche", et celui de Paul. "Il a bien fallu que ton père se tire pour que tu sois Ie fils de ton père" dit Marcus à Paul. C'est plus que la simple affirmation d'un déterminisme familial : le film s'enrichit d'une nouvelle dimension, car par la puissance de l'évocation reviennent en force quelque haïs qu'en l'occurrence ils aient pu être, les pères de cette génération de 68 - Marcus et Paul avaient vingt ans en ce temps-là - qui revendiqua l'orphelinat (symbolique). Si les rapports père-fils ont très souvent parcouru, depuis longtemps, l'oeuvre de Garrel, ils ne sont jamais devenus aussi riches que depuis qu'il met en scène trois générations (que l'une d'elle soit ici diégétiquement absente n'a aucune importance) : on se souvient de la très belle séquence des Baisers de secours où Maurice Garrel, témoin attentif de la déchirure du couple de son fils, lui disait posément, parlant de l'enfant : "Votre histoire, ça l'intéresse."

Tout cela est écrit, et bien écrit. Ouvertement et joliment littéraires parfois, allant de la formule lapidaire (le "il arrive qu'on aime encore alors qu'on n'est plus aimé" d'Hélène, la femme de Marcus, asséné froidement par Dominique Reymond) au long monologue (comme celui d'Ulrika dans le très beau plan fixe du quai de gare), les dialogues sont parfois à la limite de la musique lorsqu'ils sont dits avec des accents, assez nombreux dans le film : l'allemand pour Ulrika, l'anglais pour la femme rencontrée à Cadix, l'italien pour Lou Castel. Quand on se tait, la musique pour piano de John Cale (improvisée, m'a-t-on dit, devant l'image) a les mêmes accents doucement mélancoliques que celle de Faton Cahen pour L'Enfant secret ou Liberté la nuit, dans la même descendance jarrettienne, et ce n'est pas la moindre émotion donnée par le film que de faire entendre une musique aux accents connus, comme si les plans de Garrel en étaient déjà potentiellement porteurs, comme s'ils étaient, en eux-mêmes, musique.

Le scénario du film est à l'image de Paul : fugueur. Ne laissant aucune place à des scènes utilitaires, auxquelles il préfére des ellipses radicales. S'accordant librement une petite digression chez Georges Lavaudant en train de répéter (Paul est comédien, on ne l'apprendra, furtivement, qu'à cette occasion). S'attardant sur les moments d'amour de Paul avec Ulrika. Mais aussi prenant parfois, de façon percutante, une scène en plein mouvement (un peu comme chez Pialat). Ou ne la traitant qu'en deux ou trois plans, comme celle où Hélène quitte Marcus pour un autre homme, ou encore ce très grand moment de cinéma où, à Rome, se succèdent un plan de Marcus téléphonant à Hélène, un très gros plan magnifique, inondé de blancheur, d'Hélène allongée, et un gros plan de Marcus dont on ne saurait dire s'il raccorde avec le plan précédent ou avec le suivant (Paul endormi). On a ainsi, à plusieurs reprises, le sentiment de ponctions dans des scènes dont on n'aurait gardé, au montage, que de brèves fulgurances. Le montage est véritablement musical : il ne joue pas sur la déconstruction mais plutôt sur des alternances d'accélérations et de ralentissements, de ruptures et de plages pleines. Le sentiment d'ellipse ou carrément de rupture est d'autant plus fort que le plus souvent, Garrel filme en très gros plans, avec un minimum d'indications sur le décor. (Même à Rome, Garrel filme deux ruelles et un porche d'église : aucun plan général, aucune vue pittoresque. Seul peut-être, le plan large du bord de mer à Cadix fait exception à cette règle).

Jadis totalement du côté du cinéma de poésie, Garrel, avec ses scénarios maintenant davantage construits, davantage suivis (mais nullement bétonnés, on s'en doute), peut maintenant mêler cinéma de prose (dont il bénéficie des avantages sans en subir les restrictions) et cinéma de poésie, ce cinéma libéré des contraintes narratives où, tel que le décrivait Pasolini, "on sent la présence de la caméra". Car on sent chez Garrel à la fois le résultat et l'acte d'enregistrement, avec de légers tremblements du cadre et la sensation, plutôt rare au cinéma, de la vie de la pellicule elle-même, singulièrement dans les gros plans. Ce qui touche, et ce que touche Garrel dans le gros plan c'est la peau, son grain, les barbes de deux jours chez Léaud et Castel, les pores chez les femmes. Il y a là, renforcée par le noir et blanc magnifique car authentique, dénué de tout maniérisme, de Raoul Coutard, une sensation de matière (la pellicule et la peau, toutes deux vivantes) rarement atteinte au cinéma, sauf chez Bergman.

Dans la scène du voyage en voiture que j'évoquais plus haut, le visage de Jean-Pierre Léaud, surtout, atteint à quelque chose de minéral : les rides sont des sillons, les yeux des pierres noires. (Lorsqu'il se masque partiellement le visage avec le col de son manteau, il ressemble à Artaud). C'est peut-être sur Léaud et sur Lou Castel que se vérifie le plus - quoiqu'il y ait de superbes moments avec toutes les interprètes féminines - le miracle de la pure captation, du pur enregistrement propre aux moments privilégiés du cinéma de Philippe Garrel, qui disait autrefois qu'il faisait des "reportages sur des acteurs". C'est toujours vrai. Le "nouveau" Léaud, révélé par Olivier Assayas dans Paris s'éveille, ce Léaud qui atteint maintenant une superbe expressivité par l'intériorisation, est magnifique. Garrel réserve à son personnage la sphère de la parole (Paul parle peu) : en écrivain à qui "on" ("Je ne sais pas qui, mais en très haut lieu") a interdit d'écrire, c'est lui qui tient les discours généraux, philosophiques, sur l'art et la famille. Et, dites par lui, certaines des formules qui semblent écrites pour lui ("Il ne suffit pas de flipper, il faut encore savoir pourquoi" ou "Nous sommes passés du conditionnel au futur") n'en seront que plus mémorables. Il n'est guère surprenant de reconnaître par moments, derrière le visage de Marcus, tel personnage de Truffaut, l'Alexandre de La Maman et la putain ou l'homme blessé de Rue Fontaine (de Garrel), tant Léaud, intrinsèquement et depuis longtemps, a cette capacité à capitaliser les personnages forts qu'il a interprétés.

C'est pourquoi on est peut-étre encore plus ému de voir sur, ou plutôt sous, Lou Castel, les traits du jeune homme des Poings dans les poches ou de l'homme jeune des Enfants du placard, sans oublier les Sunlights, évidemment. C'est très impressionnant, cette histoire du cinéma comme engrangée, par strates successives, sur un acteur. Le visage évidemment est très émouvant, avec, comme celui de Léaud, ses blessures. Mais la démarche et la silhouette le sont tout autant : même en extérieurs, par exemple lorsqu'il fait les cent pas devant l'église romaine, il semble se cogner aux murs d'une cage invisible, comme si une pensée ininterrompue le contraignait à une mobilité constante. Quelque chose frappe d'ailleurs dès le deuxième plan du film, ce travelling arrière cadrant longuement Marcus et Paul en train de parler d'une rencontre (d'une naissance), celle de Marcus et d'Hélène. Ces deux corps un peu voûtés, un peu lourds, gênés par le froid (La Naisance de l'amour est un grand film nocturne et hivernal), ont, à n'en pas douter, la démarche de Garrel lui-même. Mimétisme ? Peut-être. Mais peut-être aussi que Garrel les a choisis pour ça, ces deux corps-là, les chargeant implicitement de le traduire tandis qu'il les filmerait le traduisant, dans la plus belle boucle acteur-metteur en scène qu'on puisse imaginer.

Au dernier tiers du film, Paul rencontre une jeune femme (Aurélia Alcaïs). Un amour naît. Garrel s'offre le luxe d'un plan aussi pudique qu'audacieux où, sous le regard de Paul, la jeune femme, le visage en gros plan, lave le sang de ses règles... Ils se voient, se revoient. On ne saura pas ce qu'il adviendra d'eux. Mais Paul, égal à lui-même, lui propose, alors qu'ils se quittent devant une station de métro... de lui faire un enfant. "Je ne te demande pas un enfant, je te demandais juste un baiser". Dernière virevolte, dernier trait de légèreté sur une question dont le film a montré à quel point elle était grave. La jeune femme disparaît dans l'escalier et on ne cadre plus, longuement, que la bouche du métro, dernière béance de la fiction, fin suspendue d'un film ouvert et libre.

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