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Cahiers du cinéma
09/03/01



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Philippe Garrel, le prophète et le scribe
Thierry Jousse

Philippe Garrel a fait précocement irruption dans le cinéma comme une sorte d’enfant éperdu de la Nouvelle Vague et de la poésie moderne. Son premier court métrage, Les Enfants désaccordés (1964), met la fuite initiatique de deux adolescents rimbaldiens en quête d’utopie, inexplicable aux yeux de la société gaullienne, en parallèle avec les discours d’une poignée d’adultes filmés comme de fausses interviews télévisuelles. Immédiatement, Garrel, enfant désaccordé comme ses deux héros, part à la recherche d’un nouveau langage, d’une nouvelle langue qui passe autant par des enchaînements de postures inédits, des mots réinventés, que par des figures de styles jaillissantes – saute de montage, raccords irrationnels, narration trouée, silences et cris, coqs-à-l’âne spontanés… Au regard de cette liberté conquise, le point de vue de la société, encadré par le petit écran de télé, apparaît pour ce qu’il est, c’est-à-dire une série de clichés, à l’exception du discours de Maurice Garrel, père du cinéaste et d’ores et déjà figure tutélaire de son cinéma, pris dans l’ambiguïté, pré-mai 68, d’un discours tout à la fois compréhensif et impuissant.
Après ce formidable coup d’essai, plus jamais la société n’aura son mot à dire, comme si les mots figés avec lesquels elle s’exprimait étaient définitivement périmés, comme si la conquête de la liberté, qui est aussi celle d’un sens qui échappe à la stricte évidence d’un supposé bon sens des mots et des images, l’avait définitivement bouté hors du cinéma de Garrel. Pour autant, il faudrait se garder de simplifier l’expérience. Cette aspiration à changer le cinéma tout en changeant la vie, à vivre le cinéma hors de toutes ses contraintes est, dès Marie pour mémoire (1967), le premier long métrage de Garrel, sans cesse entravée, empêchée, minée de l’intérieur. Marie pour mémoire, film qui doit à la fois beaucoup à Godard et auquel Godard doit beaucoup, est un état des lieux de mots et de gestes – mots et gestes se confondant souvent – qui éclate juste avant mai 68. Slogans, glossolalies, silences, monologues intérieurs et extérieurs, comptines, cris, chuchotements, refus, rêves, répétitions, rires fous, décalages, rituels, interrogatoires, la parole-geste est ici captée dans tous ses états, inscrivant une béance dans la communication qui est aussi dépassement de l’ennui, du social, de la psychanalyse, de la politique même. A l’époque, la parole comme le cinéma sont pour Garrel intransitifs, c’est-à-dire détachés de l’obligation de coïncider avec un objet, un but, un référent, un sens, car il s’agit avant tout de trafiquer et de faire transiter tout à la fois clandestinement et en pleine lumière, de l’incodable, c’est-à-dire une substance irréductible au codage du sens. Les sujets, corps et langues, sont traversés par cette parole intransitive qui les transforme en médium d’une expérience très singulière. Ce qu’on a appelé le cinéma de poésie, ou le cinéma comme expérience hérétique, pour reprendre les termes mêmes de Pasolini, et dont Garrel est un des aventuriers les plus audacieux. Mais, dans le même temps qu’il déploie cette parole-cinéma métamorphique, Garrel en montre la part suffoquée, l’incapacité qu’elle porte en elle à trouver sa destination, fût-elle si mystérieuse, et surtout, le risque de sa perte, de sa dissolution, de sa destruction, à travers la folie, le non-sens, l’aphasie.
Le cinéma de Garrel est, en cette époque qui paraît aujourd’hui si lointaine – fin des années 60/début des années 70 – traversé par des figures mystiques qui s’apparentent très fréquemment à Jésus et Marie, mais des Jésus et Marie archaïques, saisis avant d’être figés par la légende, la célébrité, l’Evangile. Marie pour mémoire, Le Lit de la Vierge, Le Révélateur y font directement référence mais on dira tout de même que le cinéma de Garrel, bien loin de la piété, tend, à cette période, vers une parole prophétique, inspirée, soufflée, une parole johannique en quelque sorte, au sens où l’apôtre Jean, figure de la mystique incodable, s’oppose à Paul, le scribe qui écrit un récit sommé de rendre des comptes au sens. C’est le personnage christique du Lit de la Vierge, incarné par Pierre Clémenti, emblème psychédélique, qui est la plus belle figure johannique du cinéma de Garrel, l’inspiré qui prêche dans le désert mais à qui les mots manquent littéralement. Dans Le Lit de la Vierge, Garrel filme la parole mystique au pied de la lettre, c’est-à-dire une parole ésotérique qui se définit par son absence, par ce à quoi elle manque, par ce qui la suffoque littéralement, incapable de dire et d’être entendue. Le prophète échoue et il est condamné à errer dans le désert. C’est l’expérience que Garrel va lui-même connaître dans sa trajectoire de cinéaste.
Tout se passe comme si Garrel, avait, dans ses premiers films, épuisé la parole et qu’il cherchait, par tous les moyens, à sortir du cercle vicieux de son impuissance. A partir de La Cicatrice intérieure, Garrel conçoit le cinéma comme une forme d’invocation, de cérémonial, de rituel, de transe, de magie. En cela, il se rapproche, par des moyens souvent radicalement différents, de l’expérience de Kenneth Anger telle que la décrit Olivier Assayas – par ailleurs grand admirateur de Garrel auquel il rend hommage dans L’Eau froide, dans son remarquable essai sur le cinéaste américain. La musique lancinante et hypnotique de Nico, les panoramiques à trois cent soixante degrés, l’extase de la durée, la glaciale beauté des espaces insondables et désertiques, les cris, tout doit faire du plan, du film, une cérémonie. C’est aussi l’époque où, fort logiquement, Garrel, après une première expérience dans Le Révélateur, est tenté par le muet où le cinéma est entièrement cérémonial. Cinéma primitif, retour à l’origine, magie du geste se substituant à la parole. Athanor, le plus magique, Les hautes solitudes, le plus beau et le plus parlant, Le Bleu des origines, le plus aphasique. Cette extase radicale conduira, on le sait, Garrel à une forme d’asphyxie, voire d’anéantissement, comme si, tel un Icare du cinématographe, il avait pris le risque de se brûler les ailes au feu du silence, de la transe, de l’incodable…
De cette traversée du désert, le cinéaste français le plus important, avec Jean Eustache et Maurice Pialat parmi la génération d’après la Nouvelle Vague, sortira par un film magnifique, L’Enfant secret, sorte de réacheminement fragile vers la parole, hanté par la folie, le silence, la séparation, la béance du couple. Tournant le dos à la tentation johannique, Garrel va peu à peu pencher du côté de la tradition paulinienne, devenant à son tour le scribe de sa propre autobiographie, dont il va faire la matière de la plupart de ses œuvres à partir de Rue Fontaine, le sketch de Paris vu par… Avec l’aide de Marc Cholodenko, Garrel redécouvre un certain poids des mots, aussi loin de la parole dépensière de Marie pour mémoire que du silence des espaces vides des années 70, gardant pourtant, par leur concision, leur concentration, leur caractère incroyablement ramassé et littéral, leur économie de moyens, un peu comme chez Bresson, une affinité très nette avec la poésie. A partir des années 80, le cinéma de Garrel est peuplé de morts, de revenants, de fantômes mais aussi de survivants, habité par un passé qu’il importe de transcrire le plus justement. Les suicidés, les deux Jean, Seberg et Eustache, hantent Rue Fontaine, où Jean-Pierre Léaud, dans un extraordinaire monologue cathartique et presque comique, tente désespérément de rester vivant, tandis que, dans Liberté, la nuit, Les Baisers de secours ou Le Cœur fantôme, l’éternel survivant, Maurice Garrel revient transmettre ce qui reste à transmettre, c’est-à-dire l’énergie de l’acteur, un certain goût du théâtre et une sorte de savoir-vivre qui prend parfois la forme d’une politesse du désespoir. C’est la mort au travail et le travail corrosif et destructeur du temps qui donnent sa forme romanesque, fragmentaire et sèche mais aussi nimbée de rêve et traduite du silence, au cinéma de Garrel de ces dix ou quinze dernières années, dont le plus bel exemple est sans aucun doute J’entends plus la guitare et qui atteint son sommet dans la scène d’affrontement, vers la fin du film, entre Marianne-Johanna Ter Steege, la revenante, et Brigitte Sy, séquence qui s’achève par un gros plan insistant sur le visage embué de larmes de Marianne, tandis que le fantôme de Nico, sous la forme d’une musique spectrale sortie d’on ne sait où, vient prendre possession de son corps avant qu’elle ne disparaisse définitivement du film. Du cinéma comme art de faire revenir les fantômes…
Dans son dernier film, Le Vent de la nuit, Garrel concentre et sature les figures de son cinéma de prose poétique, celui qu’il pratique avec une simplicité désarmante et désarmée depuis quelques années, mais en les élevant au niveau du mythe. La rencontre entre Daniel Duval et Xavier Beauvois matérialise la coexistence et la disjonction entre la tentation prophétique et la nécessité du récit, entre saint Jean et saint Paul. Car au fond, le personnage de Duval est un inspiré, une sorte de mystique, un de ses prophètes dans la tradition christique chère au Garrel de la fin des années 60, sauf qu’ici, le souffle qui l’anime est comme éteint, sa parole est lointaine, comme envahie par un silence assourdissant, sa présence est rigoureusement fantomatique comme s’il réunissait en lui tous les fantômes qui reviennent à chaque film hanter le cinéma de Garrel. En face, Xavier Beauvois est un scribe balbutiant qui tente d’écrire l’histoire à partir des aphorismes énigmatiques de l’inspiré, mais l’histoire est autant un mythe qu’une réalité et si Duval évoque mai 68, c’est un peu à la manière du Debord de In Girum Imus Nocte et Consumimur Igni, c’est-à-dire avec une conscience aiguë que la puissance de l’énonciation importe plus que le récit lui-même, surtout si l’on s’apprête à disparaître. Mythique et fragmentaire, comme rassemblée en quelques phases décisives, l’histoire, individuelle et collective, que recueille Beauvois n’est plus déchiffrable au niveau des faits, politique ou autobiographie, mais seulement au niveau d’une attitude morale face au temps et au monde. A sa façon économique et concentrée, Le Vent de la nuit est, pour Garrel, un film-somme qui porte toutes les contradictions qui traversent son cinéma à leur point d’incandescence. Le visible et l’invisible, Jean et Paul, le fantomatique et le charnel, le roman et la poésie, tout y est rassemblé en un geste unique et décisif.

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