Jean-françois Richet
Le lascar est à prendre ou à laisser. Avec son air abrupt vissé sous l'inamovible casquette de base-ball. Avec son alphabet archéo-marxiste décoché à tir tendu, comme les lacrymos des flics. Avec sa façon de causer à la gent journalistique comme une concession faite au grand capital. Avec sa fierté d'autodidacte qui a brisé le fatum d'un destin prolétaire grâce à Etat des lieux, premier long métrage qui l'a tiré de la mouise, mais pas encore des jupes de sa mère chez laquelle il est toujours domicilié, dans une HLM du quartier de Beauval, à Meaux...
Tel est Jean-François Richet, l'homme venu du froid de sa cité chaude, avide de «jouer dans la cour des grands» avec son deuxième film uppercut (Ma 6.T va Crack-er) : aussi bravache que désarmant. Et bien barricadé.
Richet a réponse à tout, pourvu que l'on ne cherche pas à franchir le Rubicon séparant le profane du sacré : sa «vie privée». Au-delà, il déclenche l'alerte rouge, ordonnant à ses proches de rester coi à son sujet, au prétexte de ne pas se faire niquer par le système médiatico-oppresseur. Face au photographe, il se veut sans visage. Mutilé. «C'est "ma" photo. Je décide à deux cents pour cent. Ou alors passez à la place une photo de la manif des infirmières matraquée par les flics.» Quant à s'effeuiller ouvertement, il en appelle encore à la police. «Si vous voulez connaître ma vie, demandez aux renseignements généraux. Ils savent tout sur tout le monde»... Quelques aveux arrachés ont permis de savoir que le farouche épidermique avait grandi dans une HLM de Meaux, premier de trois enfants. Mère secrétaire. Père inconnu au bataillon, rayé de la carte du Tendre. «Je ne veux rien savoir de lui.» Est-ce cette absence, ce vertige du vide, qui cramponne Richet à son mutisme intérieur? Son masque, il le justifie par le refus de céder à l'exhibitionnisme obscène de la société bourgeoise dans laquelle il n'est de salut qu'«individuel» sur le dos des masses laborieuses. De ses origines, il ne retient que son «capital social». Celui qui cimente ses frères de rage et de rap, desperados appointés de l'horreur économique de la cité Beauval et d'alentour. Il glisse même sur ses blessures de guerre, «bêtises» de jeunesse. «C'est le passé, on va dire. J'ai payé. Des travaux d'intérêt général pour des manifs un peu violentes, des conneries comme ça...» Pour le reste (CAP d'imprimeur, armée dans les paras, au 3e RCP de Pau), la trajectoire semble des plus sages, jusqu'au coup de poker d'Etat des lieux, au sens littéral, en partie financé par ses Assedic joués au casino de Forges-les-Eaux.
Il a 26 ans quand, avec son copain Patrick Dell'Isola, il saisit ce précipité de réalisme banlieusard zébré de radicalité violente. Les professionnels qui acceptent de l'aider sont frappés par la détermination du «gamin» qui dit n'avoir appris le cinéma qu'en matant des cassettes d'Eisenstein dénichées chez Gigastore. Les murs de sa chambre sont tapissées de vidéos : Cassavetes, Godard, Oliver Stone, John Ford... «On était assez sidérés par un mec aussi jeune, aussi inexpérimenté, qui semblait aussi sûr de lui, se souvient un membre de l'équipe technique. Il n'envisageait pas l'échec. Son film ne pouvait que marcher.» On est alors en plein prurit cinématographique sur la zone. Kassovitz semble rafler la mise avec La Haine, au vif ressentiment de Richet qui le rejette alors avec mépris dans le camp bourgeois. Bricolé en trois semaines avec 150 000 francs, Etat des lieux a le jus suffisant pour permettre à son réalisteur de rafler la mise : 7 à 10 millions de francs pour tourner Ma 6.T va Crack-er, avec son titre crypté en langage tagg-rap. Une percée qui laisse un goût d'amertume dans la bouche de certains associés de la première heure. «Après avoir bossé gratis, on n'a pas eu droit au moindre geste, ne serait-ce qu'un repas ensemble pour fêter son succès, dit l'un d'entre eux. Jean-François a du talent, mais il ne s'attache pas beaucoup aux gens.» Question de survie? Richet est un mordu de cinéma pour ne plus mordre comme un chien galeux dans son désert urbain. Et, s'il mord dans le lard, c'est avec la claire conscience que «les opprimés ne sont pas des saints» et bétonnent aussi leur propre prison.
«Il y a un moment où, dans ma tête, je suis passé de l'autre côté.» Le point de bascule date autant de son premier court métrage en super-8 (une histoire de chasseurs de mutants radioactifs tournée dans les entrepôts de Bercy) que du jour où il a trouvé un bouquin de Lénine (Matérialisme et Empiriocriticisme) à la Fnac. Le lexique marxiste lui a permis une providentielle rationalisation de sa révolte sanctifiée par la liturgie rap, celle notamment de KRS1, une des grandes consciences du rap US. Conversion d'autant plus singulière qu'elle s'est doublée d'une autre, tout aussi brutale, pour la religion de Luther. Un protestantisme d'antique tradition familiale oubliée, embrassé «parce que, à 17 ans, j'ai peut-être soudain entendu ce que Dieu me susurrait dans l'oreille. Et puis, le protestantisme a l'avantage de ne pas mettre de charnière entre moi et Dieu. C'est une affaire entre nous deux».
Privé de père biologique, Jean-François Richet s'est ainsi adjoint une cohorte de pères tutélaires : la bande à Marx et Dieu en ligne directe. Nanti d'une solide famille et d'une vulgate prometteuse d'éternité autant que de grand soir, le croyant pense que le vieux Karl s'est seulement trompé sur un point. «C'est l'esprit qui est à l'origine du big bang de l'Univers, pas la matière.» Quant au big bang contemporain, il est inéluctable. «La révolution arrivera à cause de la vie de tous les jours, quand on en aura tous trop marre. On n'a pas à y croire, à la Révolution, on a à la vivre!» En attendant, il faut bien vivre précisément, faire fructifier son «capital» social. Jusqu'à pactiser avec le bétonneur TF1 qui coproduit son dernier film avec Canal +? «Y a pas d'argent propre. Ceux qui me reprochent d'être financé par la Une, ce sont les petits gauchistes qui n'arrivent pas à produire leurs films. Quand ils oseront faire des scénarios politiques au lieu de signer des pétitions à la con pour les sans-papiers, on pourra parler ensemble.» Amour-haine de classe? S'il a refusé de pétitionner, il n'en a pas moins sorti un CD commun à une quinzaine de rapeurs contre les lois xénophobes. Ce faisant, c'est sans l'ombre d'un doute dialectique qu'il sourit à l'avenir en rêvant de BMW, quand tomberont les premiers sous, avant de quitter sa mère...
«Il finira vite par se faire intégrer dans la nomenklatura du système», prédit un proche. Mais Jean-François Richet récuse comme un perdu tout procès en trahison de ses frères d'armes : «Les mecs des cités, ils ne pourront qu'être fiers de moi s'ils me voient avec une BM... Ça ne va pas retarder la révolution, et, sans réussite sociale, tu n'as rien. Après, il faut pouvoir retourner d'où tu viens pour tenter de faire sortir les autres. Faciliter l'étincelle...» Celle qui fait danser deux petites flammes au fond des yeux sous sa casquette. N'allez surtout pas le répéter aux RG : Richet est un tendre.
FILMOGRAPHIE
chez Why Not Productions
BLOOD FATHER 2016 / 1h28 Sélection officielle - Hors Compétition - Festival de Cannes 2016
ASSAUT SUR LE CENTRAL 13
DE L'AMOUR France - 2001 - 1h25
MA 6.T VA CRACK-ER Cinémas en France - Festival de Cannes 1997
autres productions
UN MOMENT D'EGAREMENT (2008)
MESRINE : L'ENNEMI PUBLIC N°1 (2008)
MESRINE : L'INSTINCT DE MORT (2008)
3 César dont celui du Meilleur Réalisateur 2009
ETAT DES LIEUX
Nommé pour le César du Meilleur Premier Film
Prix Cyril Collard 1996
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