| | LEO EN JOUANT DANS LA COMPAGNIE DES HOMMES Jacques Mandelbaum
PROCESSUS CREATIF ET GUERRE FINANCIERE, REFLEXIONS SUR UNE HUMANITE CARNASSIÈRE
Présenté pour la première fois en mai 2003 au festival de Cannes, diffusé le 27 janvier sur Arte, sorti sans aucune promotion dans une seule salle parisienne, plusieurs fois remanié sur ces entrefaites, le quatrième long métrage d'Arnaud Desplechin affiche une genèse qui inquiète. Si LEO, EN JOUANT DANS LA COMPAGNIE DES HOMMES est de fait un film à problèmes, ce n'est pourtant pas dans le sens péjoratif du terme. C'est plutôt que cette oeuvre à la beauté convulsive, pétrie d'inquiétude, zébrée d'intuitions géniales, foisonnante d'hypothèses, s'apparente, au risque de la saturation, au tir tendu de fusées éclairantes dans la nuit noire du processus créateur.
L'aplanissement requis par l'exercice critique rend difficilement justice à ce type de film, dont le retour sur ses conditions de fabrication, l'imbrication des strattes narratives, et la prolifération référencielle se saississent plus naturellement au cours de ce phénomène semi-hypnotique qu'on nomme la projection. Déplions donc ce qu'il convient d'imaginer organiquement entrelaçé.
L'histoire, tout d'abord, adaptée de LA COMPAGNIE DES HOMMES, du dramaturge anglais Edward Bond, une pièce qui dissèque les mécanismes du pouvoir de manière passablement effrayante. Henri Jurrieu (Jean-Paul Roussillon), ogre faussement débonnaire et président d'une puissante société d'armements, doit faire face aux attaques d'un concurent acharné à sa perte. Dans cette grande bourgeoisie d'affaire qui tire profit d'un macabre commerce, toutes les apparences de la respectabilité sont tenues tandis qu'en coulisse ou dans l'antichambre
de la bourse, tous les coups sont permis. Pouvoir, ambition, vengeance, liens du sang et querelles d'argent: la guerre immemoriale de tous contre tous est donc ouverte.
En compagnie du potentat sur cet échiquier, voici Léonard ( Sami Bouajila) fils adoptif écrasé par le poids paternel qui tombera par faiblesse autant que par ambition dans le piège infernal qu'on lui tend pour mieux déposséder son père; Claude Doniol (Laszlo Szabo), administrateur de Jurrieu et traître de service; William De lille (Hyppolyte Girardot), ruine alccolique et instrument cynique de la machine infernale; Hammer (Wladimir Yordanoff), le machiavélique adversaire; Jonas Servun (Bakary Sangare), l'ex sous-marinier embauché comme domestique par Jurrieu et qui deviendra a son corps défendant le frère d'infortune de Léonard.
Là-dessus, ce n'est sans doute pas assez dire qu'Arnaud Desplechin fait feu de tout bois. Fragmentée à l'envie, comme nourrie d'une fièvre interne, la mise en scène mêle les temps (retours en arrière, récits dans le récit), les espaces ( celui de la lecture du texte, celui de sa répétition, celui du tournage proprement dit), les formats (chacune de ses étapes est filmée sur un support distinct) et les genres (tragédie, polar, documentaire).
L'intertextualité tient aussi son rôle dans cette diffraction généralisée de l'expérience esthétique: les noms des personnages renvoient ainsi à la cinéphilie (Jurrieu vient de "La règle du jeu" de Jean Renoir, Doniol de l'épopée des cahiers du cinéma), de même qu'une simple remarque enregistrée lors de la préparation du film ("ça manque de filles...") donne performativement naissance au personnage d'Ophélie (la blanche Anna Mouglalis, flottant comme un grand lys), qui vient rappeler le Hamlet de Shakespeare au bon souvenir des protagonistes de ce Bond revisité par Desplechin.
Il pourrait sembler, à qui regarderait ce film d'un mauvais oeil, que le cinéaste en fait trop. Ce serait compter sans la vitesse, la rugosité et la virtuosité de la mise en scène, qui nous scotche aux murs avant qu'on ai envie de regimber, et sans la passion qu'Arnaud Desplechin sait, comme personne, insuffler à des acteurs qui se révèlent à tous égards exceptionnels.
Mais ce serait compter aussi sans la profonde cohérence qui unit ce maelström, sous les espèces famillières au cinéma de Desplechin, de la filiation et du principal dilemne qui en résulte, celui de la légitimité. Ce motif se retrouve dans le dessin de Rembrandt sur le fond duquel apparait le générique du début du film et qui représente Esaü au chevet de son père Isaac.
Cette référence biblique, qui renvoie simultanément au motif du simulacre (Jacob l'aura devancé pour lui ravir auprés de son père aveugle la bénédiction échue à Israël) et à celui du sang (Esaü, surnommé en hébreu "le rouge " incarne la nature carnassière de l'homme), indique assez bien les deux pôles entre lesquels balance le film. L'abstraction mortelle de la guerre financière y est ainsi figurée à travers une trame maculée du sang de la souffrance humaine: coupure accidentelle (William De Lille), vision hallucinatoire (Léonard dans la salle de bain de son père), transe eucharistique (Jonas boit le sang d'un humain) ou rituel d'appropriation (cette scène sidérante où la femme de Jurrieu redonne naissance au fils qu'elle n'a pas enfanté).
Jacob et Esaü, judaïsme et christianisme, Léonard et Jonas, autant de figures qui nous rapellent que le cinéma a lui aussi une nature gemellaire, enfant tourmenté de l'esprit et de la chair, de la loi et de la gräce, de l'oeuvre et de la foi. Arnaud Desplechin est manifestement le cinéaste qui a, dans sa génération, le plus profondément pénétré au coeur de ce tourment, raison pour laquelle personne ne parvient aussi brillament que lui à ménager la pensée critique et le miracle de l'incarnation.
J.M
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