| | Le livre ouvert Antoine de Baecque
Drôle et dépressif, journal intime et roman d'aventures, cérébral et sexuel, Comment je me suis disputé ("ma vie sexuelle") d'Arnaud Desplechin est un film aux multiples visages, et un coup de force réussi pour imposer une image rigoureuse et impressionnante du jeune cinéma.
COMMENT JE ME SUIS DISPUTE ("MA VIE SEXUELLE"). Au coeur du film figure un livre ouvert. Pourtant, le spectateur ne le verra jamais. Il s'agit d'une thèse. Une thèse à finir, comme le dit la voix-off à l'orée du film. Une thèse finalement achevée lorsqu'arrivent les dernières images. Paul (Mathieu Amalric), son auteur, n'est jamais montré au travail, et pourtant l'écriture donne la mesure du film, l'ouvrant et le clôturant. C'est là un drôle d'objet cinématographique, désignant une société plutôt restreinte et fermée (les "thésards"), appelant une activité assez peu photogénique (pire encore que l'écriture d'un essai ou un roman). Paradoxalement, cet objet occupe le centre d'un autre film récent, parmi les plus intéressants du moment, The Addiction, où le sujet est exactement identique : une thèse de philosophie à terminer.
Pour Arnaud Desplechin comme pour Abel Ferrara, la thèse est un vecteur de cinéma car elle contient totalement son auteur tout en laissant échapper ses mots, ses affects, ses humeurs, ses obsessions. Comme un objet venu d'un autre monde, tombé dans une chambre de chercheur, qui capterait ses pensées pour les transformer en matière à fiction, en matière à film, en matière grise. Dans le film d'Abel Ferrara, cette mutation transforme le travail en désir de sang : finir une thèse consiste à la remplir du sang des autres (philosophes), métaphore visuellement magnifique du travail sur les textes de référence. Comment je me suis disputé traite ce travail d'écriture d'une façon très différente : la thèse n'est pas un espace à remplir, elle n'ingère pas. Au contraire, elle diffuse, elle engendre, elle suinte. Et ce sont ces suintements qui, s'immisçant dans l'esprit des personnages de fiction, forment la matière première du film, réappropriés par chacun. Au coeur, figure donc cet objet inachevé qui hurle sa nécessité d'être fini, mais qui chuchote en sourdine son envie d'être là, pris en charge, tendrement peaufiné, et qui signifie, de fait, son désir d'être toujours là, de demeurer inachevé. Paul, entre le début et la fin du film, occupe la place d'un livre à finir, donc à refermer, alors que ce sont plutôt ses amours, ses amitiés, sa carrière, ses projets, c'est-à-dire sa vie, qui devraient l'occuper. Pour finir sa thèse, il lui faut faire un livre avec cette vie, contre cette vie, en sachant qu'à tout moment les éléments biographiques peuvent ouvrir le livre, forcer le passage, s'échapper, nourris, fortifiés, engraisés par ce bain de culture, et qu'il devra partir à leur recherche, à leur poursuite, afin de les ramener dans le livre pour le refermer, cette fois définitivement.
Comment je me suis disputé filme cette quête, regarde les mots, les angoisses, les amours s'échapper du livre, montre comment ce livre s'est brusquement ouvert (la remémoration de l'enfance, la rupture sentimentale, le retour dans la vie du héros d'un homme qui l'a profondément humilié, ces trois irruptions semblent écarteler d'emblée les pages de la thèse), et observe les tentatives et les efforts de Paul qui doit rattraper, surmonter et apprivoiser chacun des éléments de sa vie ainsi laissés en liberté. Il y parvient tant bien que mal, souvent plutôt mal que bien d'ailleurs (le film est presque en état permanent de dépression), avec pour seule arme ses propres mots. Comment je me suis disputé reprend ainsi la construction classique du film de quête, mais où la conquête du graal, l'acquisition du savoir définitif, suivraient moins les péripéties échevelées du héros (du type Aventuriers de l'Arche perdue de Steven Spielberg ou En quatrième vitesse d'Aldrich) que son usage de la parole. A l'action perpétuelle du héros en quête, Paul substitue le commentaire perpétuel de l'action, ce commentaire tenant lieu d'acte tout en, parfois, le niant. La rhétorique, une fois le livre ouvert, constitue la véritable aventure du film, et Paul est cet aventurier du langage, traversant dans ses relations avec tous les personnages une série d'épreuves discursives extrêmement difficiles (une suite de renoncements, de frustrations et d'humiliations) qui, seules, lui offrent la clé de la connaissance : in fine, sa thèse est achevée et il a compris le sens de la vie, avoir changé une femme, l'avoir rendue plus forte, meilleure, même s'il l'a quittée.
La thèse n'est finie, le livre ne se referme qu'une fois passée l'épreuve de la vie. Et cette épreuve, ce sont les mots de l'amour qui la construisent et qu la subissent. Ainsi, Puisque l'on ne voit jamais Paul travailler, on l'entend sans cesse parler d'amour. Là réside son vrai sujet "de thèse", là est le film d'Arnaud Desplechin. Paul poursuit sa quête à travers le discours sentimental, élevé au rang d'art philosophique, et ce n'est que lorsqu'il est parvenu à cerner les trois femmes qui peuplent sa vie (Esther - Emmanuelle Devos - qu'il quitte, Sylvia - Marianne Denicourt - qu'il aime secrètement, Valérie - Jeanne Balibar - qui lui renvoie sa folie) que son travail d'écriture peut prendre fin. Rarement, un film aura ainsi donné tant de puissance et tant de présence au discours amoureux. Celui-ci n'est pas seulement un passe-temps, pas uniquement une recomposition dandy propre aux angoisses d'un séducteur. Il finit par être, clairement posé comme tel, un moyen de connaissance. La recherche, chez Paul, passe d'abord par ce discours : il renferme le secret, le savoir. En fin de compte, plus il parle d'amour, plus il va loin. Ce discours, c'est l'au-delà, la clé du mystère définitif. Au point, d'ailleurs, que l'espace philosophique finit par se confondre avec le corps féminin, comme le montre la très belle scène de la visite au vieux maître de philosophie (le directeur de thèse), à la fois émouvante, troublante, drôle et sensuelle, visite que Paul mène accompagné de Valérie, visite qui ne peut s'achever que sur la possession du corps de la femme.
Cette quête sentimentale confère donc à la langue de Paul le statut d'un mode d'exploration : il se trouve, à travers elle, en état d'intense émotion, de grande réceptivité, de forte créativité. C'est pourquoi, sans doute, il joue sur une gamme sentimentale extrêmement variée, incarnée par trois femmes très différentes. Le film montre très bien comment un homme peut aimer des femmes contraires, comment Paul doit maintenir ouvert le jeu des sentiments possibles afin d'élargir toujours les registres de son discours amoureux. Et ce sont les allers et retours entre ces trois femmes qui donne à l'oeuvre ses méandres, sa construction par hésitations et divagations successives. Faire ce film, pour Arnaud Desplechin, a sûrement consisté à s'approcher au plus près de cette parole amoureuse dont il n'est pas totalement le maître (on sent bien qu'elle appartient très fort à ses acteurs), à cette parole qui échappe sans cesse parce qu'elle est partagée par tous, bien commun d'une génération qui, peu à peu, est en train de se défaire de ces mots d'amour, tout simplement car elle vieillit, car elle est sur le point de passer à l'âge adulte. Paul, d'une certaine manière, tente désespérément de retenir cette langue. Il s'en proclame le chevalier, le défenseur intransigeant, en voulant faire coïncider ces mots avec les femmes qu'il aime, même si ces mots et ces femmes lui échappent de plus en plus. L'usage de cette parole ne cesse donc de fragiliser Paul, de le faire souffrir, tout en le rendant toujours plus séduisant, toujours plus savant aussi (puisque le savoir passe par la maîtrise des mots de l'amour). L'état de fragilité, de souffrance sentimentale, suscite chez lui l'étincelle, le trait, le mot, la séduction renouvelée. C'est ce destin de séducteur mélancolique, d'amoureux en souffrance, qu'il se doit d'assumer. Qu'il finit par assumer pleinement pour refermer son livre.
Et la vraie force de Paul, son armure de Lancelot, son excalibur, réside dans son humour, dans la distance ironique qu'il peut maintenir avec ses propres mots, avec les épreuves successives de sa quête. Paul doit mesurer la grandeur de sa faiblesse, doit confronter ses mots aux échecs et aux humiliations qui l'attendent, mais seul l'humour donne cette mesure et permet cette confrontation. Comment je me suis disputé, à l'image de La Maman et la putain, oeuvre phare de la quête sentimentale, est un film intensément dépressif et immensément drôle, et il n'est intense et immense que parce qu'il est l'un et l'autre, l'un par l'autre.
A partir du livre ouvert, ce point primitif (presque au sens organique du terme), la quête de Paul s'organise en cercles successifs. Ces cercles se dessinent pendant la durée du film, jeu d'esquisses et de pistes lui conférant son épaisseur temporelle et sa géographie parfois changeante, faisant circuler les mots et, à leur suite, les alliances et les sentiments. Paul visite chacun de ces cercles, au point de souvent s'y perdre puisque ce n'est pas l'un après l'autre qu'ils se présentent à lui, mais tous ensemble, comme autant de chemins broussailleux, comme autant de branches sur l'arbre de la connaissance. La force et l'originalité du film consistent précisément à visiter ces chemins tous ensemble, ou plutôt, puisque la simultanéité des images n'est pas un possible du cinéma, à mener de front le récit en n'écartant définitivement aucune piste. Le livre ouvert est donc également une forme ouverte donnée au film, et la volonté d'Arnaud Desplechin consiste à refuser de choisir un mode de récit unique et à maintenir cette ouverture le plus longtemps possible.
Il y a certes là quelque chose qui est travaillé, qui "sent le travail", qui est presque forcé, dans cette manière de convoquer absolument tous les moyens littéraires du récit (la voix-off objective ou subjective, le journal intime, la correspondance, la conversation , la séance d'analyse...). Parfois, on peut même y lire un aveu de faiblesse : certains personnages (car il y en a beaucoup et tous ne peuvent posséder la même liberté de s'exprimer à l'écran) n'existent qu'à travers ces procédés de narration, paraissent presque fabriqués par ces procédés. Reste une impression dominante, rarement rencontrée dans les "jeunes" films français, celle d'un cinéma dense, empli de mots, d'idées et de sentiments jusqu'à en craquer, portant la marque balzacienne du romanesque. Il est étonnant de voir qu'un milieu restreint et des personnages communs - autant de petitesses qu'on pourrait ne pas pardonner - sont ici capables de se mesurer au monde, de se confronter aux histoires de chaque spectateur et d'en supporter la concurrence. Là où nombre des films s'écroulent de façon dérisoire, Comment je me suis disputé, pourtant totalement égocentré, résiste, et résiste longtemps.
Sans doute parce que le point de vue de Paul n'est pas une valeur absolue, que d'autres personnages, des femmes essentiellement, peuvent se réapproprier le film, presque le confisquer pendant le temps qu'il leur faut pour exister à l'écran. Desplechin a construit son récit en menant de front toutes les histoires de Paul, tout en offrant des morceaux de films entiers aux personnages qu'il aimait. Cette générosité donne une grande liberté aux trois femmes qui hantent la vie de Paul, et dessine autour de lui des cercles aux diamètres mouvants, du point indivisible lorsqu'une femme vit entièrement par les mots, les yeux ou les obsessions de Paul, jusqu'à la dimension d'un autre univers quand un personnage emporte le film avec lui, le vole pour le déplacer dans son propre monde.
Cette structure ouverte fait la singularité de l'univers de Desplechin : elle donne corps aux communautés qui peuplent ses films puisque chacun possède le pouvoir d'apporter ses propres histoires, son propre roman dans le pot commun, et, dans le même temps, autorise les confrontations les plus radicales, préservant les solitudes et les introspections, car le film établit le quant-à-soi en droit individuel également partagé. Je crois d'ailleurs que, paradoxalement, il n'y a pas de plus beaux moments dans ce film que ceux que Paul déserte, par exemple cette bonne demi-heure occupée par Esther, seule, jeune femme qui reconstruit sa vie en s'appropriant le film. Ce double mouvement de reconstitution et de vol donne sa dimension à Comment je me suis disputé, une dimension absolument inattendue puisque le "je" a pris la tangente. Comment Esther déclare son amour, comment Esther trouve une chambre, comment Esther croit être enceinte, comment Esther se fait une copine, comment Esther redevient femme, tous ces "comment" sont passionnants, puisque aux pages les plus personnelles arrachées au livre ouvert de Paul, ils trouvent un écho dans le coeur d'un autre personnage et dans celui de chaque spectateur. Desplechin a ainsi tenu son pari en ouvrant toujours plus grand le livre d'un film toujours plus intime.
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