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Les Inrockuptibles
19/03/01



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Je l'aime à vomir
Vincent Ostria

Bruno Podalydès invente avec Dieu seul me voit un nouveau style de comédie de situation : hilarant, léger et intelligent, s'inscrivant dans la veine prosaïque inaugurée par Truffaut avec la saga de Doinel. Un Doinel revu par Hergé.

Albert Jeanjean (Denis Podalydès) est un type normal qui n'a rien d'exceptionnel. Il est même assez médiocre. Pas minable, juste médiocre. Un personnage comme on en a beaucoup vu, et comme on en verra toujours dans le cinéma français. Une espèce de bâtard moderne des héros romantiques français du XIXè siècle (selon Chateaubriand ou Stendhal), dont François Truffaut donna un équivalent cinématographique avec son personnage d'Antoine Doinel. Comme la créature de Truffaut dont il est un petit cousin moins noble et romanesque, les bévues, hésitations, maladresses, infortunes d'Albert le rendent à la fois ridicule et touchant. Si on le résume synthétiquement, Dieu seul me voit est un de ces films qui décrivent les émois( amoureux, amicaux, sexuels) d'un jeune parisien, un séducteur maladroit naviguant à vue dans un monde codé qui le dépasse. C'est aussi, comme Tintin, un explorateur candide constamment plongé dans un maelström de péripéties dont il se sort in extremis mais victorieux.

Si Albert n'est pas tout à fait en phase avec la norme, y compris celle du cinéma français, c'est qu'il n'est ni germanopratin, ni titi des faubourgs. Bref, pas tout à fait parisien. Il est versaillais. Sous-titré Versailles-Chantiers le film est en gros la suite du célèbre Versailles, rive gauche. On prend les mêmes et on recommence. Arnaud devenu Albert ne va pas se cantonner cette fois à sa chambre d'étudiant : il part explorer le vaste monde, périple au cours duquel il fera l'expérience en condensé -le temps du film- du parcours amoureux de tout individu lambda.
La rencontre avec Sophie, la première fille, se fait dans le contexte des amis d'enfance explique l'interprète du rôle Denis Podalydès. (...) La deuxième, Corinne, c'est l'adolescence, la parenthèse, l'aventure sexuelle immédiate. (...) C'est la pure liberté, la fantaisie. (...) La troisième, Anna, c'est l'âge adulte, l'engagement à long terme..."

Trois filles différentes, cela signifie aussi une histoire fragmentée, non linéaire. Bruno Podalydès n'est ni un raconteur d'histoires ni le roi du dialogue ouvragé. Si le personnage d'Albert, avec ses faiblesses, ses dilemnes amoureux, rappelle également Woody Allen l'acteur, il n'a pas l'abattage verbal de l'ex-comique de music-hall. Le génie de Bruno Podalydès réside essentiellement dans les situations comiques qu'il élabore. Un comique de situation à ne pas confondre, bien entendu, avec la sitcom télé. Tourné exclusivement en décors naturels, Dieu seul me voit appartient plutôt à la tradition Renoir/Rozier. L'humour provient de la manière dont une situation, souvent tournée en plan-séquence peut évoluer, cafouiller, exploser. Ici, l'enjeu n'est pas de transformer le spectateur en machine à rire grâce à des gags pavloviens, le but recherché est surtout de donner de l'ampleur et un brio poétique à des situations à priori dérisoires.Lorsque pour les beaux yeux d'une jolie infirmière, Sophie (Isabelle Candelier), Albert s'enhardit à donner son sang dans une caravane de centre de transfusion, la jeune femme officie en chantant in extenso Guantanamera. Le côté irréel de la scène, sa durée même lui confère sa poésie et son poids émotionnel.

La singularité de cette comédie réside non seulement dans le caractère pusillanime du héros -en gros, son absence criante de personnalité- mais aussi dans l'accumulation de détails, d'actes, voire de propos intempestifs, qui donnent du sel à des épisodes banalissimes. Preneur de son sur un reportage télé en province où un élu fait une déclaration ronflante à propos de la création d'un quelconque Futuroscope, Albert transforme le pensum en un moment hilarant : il s'ingénie à perturber sans cesse la prise de vues par des suggestions au réalisateur sur le cadre ; la-dessus, une lointaine fanfare d'amateurs parachève le désordre. Autre type de détail qui mine une situation triviale : la taille minuscule de la cuvette des WC où Albert se soulage en conversant d'un air faussement naturel avec le président (Daniel Ceccaldi!) du bureau de vote où il est assesseur. Ce simple décalage dans un contexte assez solennel est au diapason du traitement paradoxal de la politique dans le film (tourné au cours des dernières municipales). Si la politique y est assez présente, c'est surtout comme prétexte social, comme phénomène convivial. Le bureau de vote devient un lieu neutre où Albert retrouve ses copains d'enfance. Il n'est pas un homme de conviction, au contraire. Son rapport à la politique est celui d'un citoyen responsable, mais pas franchement engagé. Il s'engage plutôt à suivre les autres et en particulier les femmes qui affichent des opinions, accomplissent leur devoir électoral, vont aux manifs. Et il ne glane du discours politique (cf. le gag récurrent sur le nombre de médecins par habitant à Cuba) que ce qui peut lui servir à briller dans une conversation. En fait, Albert se dénie toute personnalité au nom de sa recherche amoureuse. C'est un caméléon, un de ces "personnages assez blancs qui peuvent prendre différentes couleurs, aller vers des aventures plus rocambolesques simplement parce qu'ils contiennent ce vide qui permet le mouvement" (Denis Podalydès). Ouvert et donc prêt à tout, Albert agit vraiment comme si Dieu seul le voyait. Bien que relativement soucieux de sa personne, comme le montre sa légère obsession à l'endroit de sa calvitie naissante, il n'a pas le sens du ridicule. Son ego est peu marqué et assez malléable. A travers l'épopée picaresque de ce petit homme très ordinaire, mais aussi très libre en raison même de son absence de point de vue, donc de préjugés, Podalydès dresse un panorama exemplaire de la vie du citadin occidental moyen, en forçant à peine le trait. Une vie tiède, terne et sans relief, certes, mais en même temps, une épopée permanente, pleine de rebondissements, d'espoirs comblés ou déçus, de rêves et de plaisirs. A ce titre, Dieu seul me voit est sans conteste le plus beau film d'aventure de l'année : voilà la vraie, l'imprévisible aventure, pas celle qu'on calibre à coups d'événements spectaculaires et pyrotechniques.
Loin de souscrire à une tendance actuelle consistant à se gausser de la débilité légère ou profonde de ses personnages, Podalydès reste à la hauteur de sa créature, dotée de libre-arbitre, luttant pour séduire et dépasser sa médiocrité. Ici, la conquête amoureuse est souvent la résultante d'une réaction en chaîne : Albert n'aurait jamais couché avec Corinne (Cécile Bouillot) s'il ne s'était pas rendu à la projection d'un court-métrage, s'il avait trouvé facilement une place pour se garer, s'il n'avait pas emprunté un rutilant 4x4, et si Corinne, inspectrice aux RG, ne l'avait sauvé des griffes de la police. Podalydès a le don de conjuguer les hasards sans qu'ils semblent le moins du monde prémédités.

Il sait également intégrer à son récit d'authentiques défauts de ses acteurs, et en particulier de son frère Denis. L'envie de vomir qui prend Albert aux moments clés -il ne peut littéralement pas contenir son émotion quand sa relation avec Anna se concrétise- est une réelle donnée biographique. Cette curieuse pathologie est un des impedimenta qui font du dîner d'Albert et Anna une scène d'anthologie. Cela commence par l'endroit exotique de la rencontre -un restaurant syldave tout droit sorti du Sceptre d'Ottokar d'Hergé- puis se poursuit avec les constants allers-retours aux toilettes d'Albert, et ça se termine en beauté quand les amoureux se jettent des verres d'eau au visage pour se déclarer leur flamme. Résultat des courses : la vision la plus cocasse du discours amoureux à laquelle il ait été donné d'assister depuis longtemps.
Le caractère plus que drôle, piquant, de la scène tient sans nul doute à la présence de Jeanne Balibar dans le rôle de la troublante séductrice qui correspond exactement à la description un peu inquiétante qu'avait faite d'elle François (l'épatant Michel Vuillermoz), ami d'Albert. Quand cette femme fatale paraît, quand elle joue de sa voix enjôleuse, le film bascule dans une autre dimension. On quitte soudain la comédie, pour passer à un registre plus profond, réellement passionnel. Grâce à elle, ALbert abandonne son insoutenable légèreté d'adolescent pour acquérir une mâle pesanteur.

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