| | Emportés par le vent Gérard Lefort
Philippe Garrel entrechoque trois êtres et deux générations
Pour son vingt-quatrième film, Le Vent de la nuit, Philippe Garrel, autant Pierrot que fou, jongle avec quelques bâtons de dynamite : ennui, lenteur, banalité, autant dire tout ce que le cinéma dominant fuit. Et, comme si le risque n'était pas suffisant, Garrel se rue sur des questions qui ne semblent plus intéresser personne : le cadre, le style, la narration, le personnage, la durée.
Retour d'une comète. C'est une épreuve que Garrel s'impose pour pouvoir de nouveau accéder à la société secrète du cinéma. Mais, ce faisant, il nous en impose, par cette adolescence même. Le Vent de la nuit est pourtant un film de génération. Celle de Garrel, ou plus exactement tout ce que Garrel peut cristalliser, à son corps défendant de survivant : le cinéma français des années 1968 et suivantes, les expérimentations assistées chimiquement, un certain radicalisme tant moral qu'esthétique. A cet égard Le Vent de la nuit indique le retour d'une comète déjà ancienne qui n'a rien perdu de sa luminescence. Ce qui a changé, c'est le ciel qu'elle traverse, plus bas, plus sombre : jeunesse enfuie, amours suicidées, amis disparus, ou, pis, devenus des sénateurs du cinéma, des notaires de leurs vies.
Philippe Garrel (52 ans en l'an 2000) estime qu'il est toujours trop jeune pour mourir. Il filme encore. En se lançant, à fond la forme, dans deux espaces hypertrophiés. A savoir, un grand format vedette (le Cinémascope) et une vedette de grand format (Catherine Deneuve). Mais cette façon de considérer les choses dans les grandes largeurs n'a rien à voir avec un truc de bouffi (la grenouille qui fait faire un bœuf) ou un trucage publicitaire (Deneuve chez Garrel, comme on dirait Rambo chez les Straub). Dans Le Vent de la nuit, le scope est utile puisqu'il s'agit de filmer un journal intime avec le minimum de recul. Et la star est nécessaire puisque son travail d'approche va consister à l'éloigner.
Deneuve ? Non, Hèlène. Dans la cosmologie de Garrel, Deneuve ne naît pas star, elle le devient. Pour preuve son entrée faramineuse dans le film, par un escalier. Aux premières marches, Deneuve est encore Deneuve. On la reconnaît, c'est une personnalité. Quelques étages plus tard (au moins cinq), un peu essoufflée, méconnaissable, elle est devenue un personnage. Autant dire Hélène, qu'on imagine en visite impromptue dans la piaule d'étudiant de son grand fils. Mais Hélène, tant que durera l'éternité du film, ne sera jamais là où on l'attendait. Elle est montée pour l'amour, pas pour la maternité.
Hélène est la maîtresse de l'étudiant prénommé Paul (le plus qu'idoine Xavier Beauvois). Hélène plus tragique que bourgeoise qui écrit ainsi l'Iliade de sa passion: "Même si c'est pour ton pognon, ma pauvre fille, qu'est-ce que t'en as à foutre, tu l'emporteras pas avec toi !" Sauf qu'en face, Paul n'est pas Ménélas. Chien fou, tête à claques ou amant ardent qui préfère Hélène quand elle relève ses cheveux (et nous donc ! avec son chignon de Vertigo, Deneuve est à se damner), Paul n'est pas très combatif quand il s'agit de défendre tout l'amour d'Hélène. Par défausse commence alors la guerre de trois. En effet, un impromptu s'intercale : Serge (Daniel Duval), un architecte à la quarantaine désenchantée. Serge et surtout sa voiture, une Porsche rouge, automobile qui, par un jeu de mots plaisant, va devenir le "véhicule" du film. Paul fait la connaissance de la Porsche sur un parking, à l'occasion d'une virée improvisée à Naples. D'abord la Porsche, ensuite Serge. Ces trois-là ne vont plus se quitter. Pour remonter de Naples à Paris. Pour filer de Paris à Berlin.
Mémoire et projet. De Voyage en Italie en Allemagne, année zéro, c'est donc Rossellini qui revient pour une problématique romantique en forme d'Europe 1999. Comme il est question de Godard, cette Porsche rouge étant l'oméga de l'alpha (Romeo) du Mépris. Garrel n'a pas peur de ses admirations (Eustache cité texto dans une scène cruciale), il ne brûle pas les vaisseaux qui l'ont fait voyager. Ni ne coupe les ponts de la mémoire : Nico en fantôme de la liberté et surtout Mai 68, patrimoine sur lequel Paul harcèle Serge de questions naïves ou mythifiantes auxquelles il ne répond pas, sinon par des banalités. Ce qui pourrait être la position fortifiée d'un film qui refuse à la fois la pause héroïque de l'ancien combattant et celle, hystérique, du passeur.
Le Vent de la nuit est film d'avenir. Et pourtant il se conclut par un suicide, tête contre les murs que Garrel ne juge ni n'encourage. Mais ce dénouement pourrait passer pour une entourloupe (comment en finir, sinon par la mort ?) s'il n'était précédé par une idée qui le contredit. Cette scène magnifique où le jeune Paul s'efface, gommé par la passion instantanée qui agrippe Hélène et Serge, amants d'une nuit mais commensaux éternels. A la question "qu'est-ce que le cinéma ?", Garrel a répondu : "C'est une manière de survivre, si on croit qu'on est différent."
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