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Cahiers du cinéma
09/03/01



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De bruit et de fureur
Jérôme Larcher

PEAU D'HOMME, CŒUR DE BETE. Ils ne sont pas si nombreux, les premiers films français, à montrer combien il est risqué de mettre en scène une histoire pour la première fois, de s'emparer d'une caméra et de filmer un personnage. Peau d'homme, cœur de bête d'Hélène Angel est de ceux-là, comme l'était Plus qu'hier et moins que demain de Laurent Achard sorti au début de l'année. Ces deux films arpentent des territoires maintes fois visités, racontent des histoires mille fois racontées, celle d'une famille et de ses secrets, dans la province la plus reculée. Comme si l'invention d'un style et d'un univers inédits étaient secondaires. L'enjeu est ailleurs : se réinventer un regard, retrouver une proximité nouvelle avec ce que l'on raconte, tout en se plongeant dans un imaginaire connu d'avance. Mais autant le regard d'Achard sur ce qu'il filme est "inquiet", ses personnages isolés dans le silence (voir l'article de Frédéric Strauss, Cahiers n° 532), autant dans le film d'Angel, on n'intériorise rien, on hurle pour se faire entendre, et l'on frappe lorsque l'on ne sait plus comment avouer les choses. Peau d'homme, cœur de bête sera donc un film bruyant et rageur, chargé d'affects violents.
Si le film débute par un portrait de famille idyllique - deux jeunes sœurs et leur grand-mère s'amusent dans un jardin -, cette sensation de paix et de quiétude sera provisoire. Car les hommes reviennent. D'abord le père des filles, Franckye (Serge Riaboukine), un flic brutal, qui retrouve dans la maison familiale Alex (Pascal Cervo), le frère cadet. Puis revient Coco (Bernard Blancan), l'autre frère, absent depuis quinze ans pour des raisons mystérieuses. Les autres ne s'inquiètent pas de la lueur de folie dans ses yeux, se moquent de savoir s'il dit la vérité lorsqu'il prétend avoir intégré la Légion durant toutes ces années. L'important est que la cellule familiale soit reformée, que les frères règnent de nouveau sur la région, tels des guerriers, cherchant des femmes, buvant toute la nuit, sous le regard empli de fierté de leur mère. Mais Coco est un tueur psychopathe, et la famille devient le lieu du cauchemar qu'elle n'avait finalement jamais cessé d'être. Ajoutons à cela que le souvenir de la guerre d'Indochine, peut-être à l'origine du suicide du père, mine les anciens de la région, que leurs fils sont des petites frappes paumées et violentes, que le paysage dans lequel se déroule l'histoire, un coin des Alpes du Sud, est aride et regorge de forêts où l'on laisse libre cours à ses pulsions. Voilà un premier film qui ne choisit pas la voie de la facilité, rien de moins qu'une odyssée au cœur de la brutalité et de la trivialité.
Au début, une scène montre un repas campagnard qui se transforme en un banquet paillard en l'honneur des frères, où les hommes entonnent un chœur, avant de soulever Coco à bout de bras pour fêter son retour. De la même manière, la cinéaste prend à bras le corps tous les clichés. Le film glisse toujours progressivement de la scène à faire vers quelque chose de plus primitif. Et c'est là que Peau d'homme, cœur de bête fait peur, obligeant constamment le spectateur à se demander si le film ne va pas échouer, tant Angel fait du risque de dérapage sa seule façon de se confronter au cinéma. Le film avance ainsi sur une corde raide, ne se limite à aucun style ni à aucune forme définie, passant allègrement d'un genre à l'autre, du fantastique au western (les deux frères qui se poursuivent dans les montagnes), de l'onirisme (une scène lynchienne dans une discothèque) à un réalisme brut et sec. Il fait peur lorsqu'il cherche à entrevoir le grotesque des personnages et des situations : les paroles de Coco ou de Franckye se transforment souvent en râles, leurs comportements les ravalent au rang de bêtes. Parfois, Angel n'hésite pas à faire basculer son film dans l'hénnaurme, comme dans cette scène, à la fois comique et horrifique, où les deux petites sœurs imaginent leur famille les dévorer. Mais le film sidère surtout par cette façon d'affronter sans ambages sa propre symbolique, creusant inlassablement chacune des scènes, jusqu'à l'absurde, pour voir ce qui peut en ressortir de juste - et si ça rate, on passe à autre chose.
Pourquoi faire un film aussi casse-gueule, frôler à ce point la caricature ? Parce que la cinéaste ne croit pas au scénario, ni à la psychologie ; guère plus aux expérimentations, et en ce sens son film est tout le contraire de Sombre. C'est la force du film de ne jamais idéaliser la chair ou esthétiser les pulsions, saisies ici dans toutes leurs dimensions effrayantes et leurs significations concrètes. Angel ne croit qu'en la mise en scène, encore faut-il que celle-ci s'invente au fur et à mesure que le film avance, entendre par là une manière de se jeter à l'eau, afin de côtoyer de très près la folie et les corps de ceux que l'on filme. La cinéaste traque, capte les pulsions qui animent chacun des personnages, montre comment elles circulent entre eux. Peu à peu, le film trouve son équilibre, la caméra, sa distance juste, entre le conte grotesque et le drame familial intimiste, de la perception de l'univers mental des personnages à son expression bestiale. Et tant pis si certaines séquences sont poussives (le meurtre, les cris de Coco), car la vérité profonde des personnages surgit par ailleurs. Ce passage en force saisissant débouche sur un lyrisme rare. A cet égard, il faut évoquer l'interprétation remarquable des acteurs, qui épousent le mouvement du film : ils en font d'abord trop avant de trouver les failles de leurs personnages ; des blessures enfouies au travers desquelles se profile toute la complexité du nœud familial, l'impossibilité de le dénouer, tant il est constitué de non-dits et de culpabilité. Ce lyrisme et cette fureur incarnent avec d'autant plus de force le drame lorsqu'ils laissent place à des moments de calme, où se révèle toute la profondeur des traces - telles blessures sur le visage d'une femme frappée -, et la violence sourde des coups - le poing de Coco qui jaillit, sec, sur le visage de sa mère.
Il ne subsistera à la fin de cette tragédie que des cris d'enfants. Peau d'homme, cœur de bête est un filrn d'hommes parcouru par le regard des deux filles de Franckye : Christelle, cette adolescente qui veut qu'on la laisse tranquille, et Aurélie, la petite, souvent muette. Elles ont chacune à leur manière une place dans le drame. Leur regard est nécessaire au film, car il dit cette autre chose essentielle : de la famille, il faut se libérer. Entre la grande qui pressent tout ce qui va advenir, qui n'est jamais dupe des réactions de ses proches, et la petite, qui n'a pas froid aux yeux, qui veut malgré tout continuer à jouer avec les adultes, transparaît le véritable enjeu du film : contourner un certain univers du cinéma français, s'en méfier, et en même temps, ne pas hésiter à ruer dans les brancards, à s'y colleter. A l'image de la dernière séquence du film, splendide : les deux filles courent sur les montagnes, crient à tue-tête, ne s'arrêtant plus. Des cris saisissants, qui résonnent longtemps dans la mémoire, parce qu'ils sont emplis de vie, constituent la seule transmission possible de ce voyage au bout de l'enfer. Des cris par lesquels tout le film s'incarne, des cris de victoire d'un cinéma, enfin débarrassé de la frilosité et des tics auteuristes, réussissant - à l'arraché - à rendre cette histoire chaotique belle et fiévreuse ; un cinéma non seulement prometteur, mais déjà précieux.

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